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LE SAINT-JOSEPH SANS NEZ

Table des matières

I

Toutes les lettres de la baronne se terminaient par un invariable post-scriptum–un long post-scriptum que le malheureux Fontrailles eût pu réciter par cœur aux camarades du régiment.

«Je ne me souviens décidément plus du nom de la ville, écrivait-elle, mais c’était dans un hôtel appelé le Panier fleuri. Je revois encore l’enseigne et cette chambre dont les fenêtres s’ouvraient sur la rivière bordée de laveuses qui battaient et rebattaient le linge. La jolie chambrette, avec un papier semé de coquelicots, un lit enfoui sous d’épais rideaux rouges, ces rideaux que nous avions tant tirés sur nous pour ne pas voir la grosse lune curieuse qui semblait se moquer derrière les vitrès. Puis, sous un globe, une pendule Empire qui ne marche pas, et, à côté, un saint Joseph tout drôle qui n’a plus de nez. Tu sais, mon gros chéri, que je désire ce saint Joseph par-dessus tout. Tu ne peux rien refuser maintenant à ta pauvre petite femme, et la bonne sœur disait encore hier que, dans mon état, ces envies-là sont très dangereuses pour la mère et l’enfant si elles ne sont satisfaites aussitôt. Tu ne voudrais pas me rendre plus malade, n’est-ce pas! Des millions de baisers.»

Fontraillcs n’en digérait plus. Il ne cessait de maudire l’invention des grandes manœuvres, et surtout la malechance qui avait envoyé batailler le149e dans ce pays où avait sonné le premier carillon de ses noces amoureuses. C’était bien la peine d’avoir voulu jouer du Florian, une fois dans sa vie, d’avoir laissé le Guide-Joanne à son rayon de bibliothèque et l’Italie à ses sites numérotés, de s’être caché quinze jours durant dans un coin perdu de province où il y avait de vrais arbres en fleurs, de la vraie eau, de vrais rossignols, où l’on parlait patois et où les poules picoraient le long des rues herbeuses.

Il était passé sans regarder en arrière, savourant à pleines dents la pomme verte qu’il venait de croquer furtivement. Et un an après, il fallait retrouver le sentier envahi par les hautes fougères, remuer tout ce passé qui sommeillait. Quelle bête d’idée avait donc eue la baronne de relire brusquement le vieux livre des souvenirs, et où diable trouverait-il le providentiel saint Joseph qui déplorait la perte de son nez sous un globe?

II

Les étapes se succédaient. A chaque ville où cantonnait le régiment, Fontrailles–à peine les rangs rompus–sale, éreinté, poussiéreux, refaisait son voyage autour des auberges. Il inventoriait le mobilier des chambres au grand ébahissement des hôteliers, et questionnait les uns et les autres. Mais, peine perdue, on lui riait au nez, pas plus au Lion d’or, qu’à la Femme sans tête, qu’au Panier fleuri de l’endroit ne se trouvait la pendule et le saint Joseph martyrisé. Les bons camarades, qui s’étaient aperçus du manège et en savaient la raison, s’en donnaient à ventre déboutonné, et les brocards pleuvaient à table sur les infortunes matrimoniales de l’exemplaire Fontrailles. Ils avaient inventé des scies désopilantes. On lui glissait des saint Joseph sous sa serviette. Il recevait par tous les courriers des lettres d’avis qui lui expédiaient tantôt des prospectus de fabricants de statuettes pieuses, tantôt des renseignements anonymes destinés à le guider dans ses recherches. Il sentit qu’il s’idiotisait peu à peu. L’idée fixe lui obstruait la cervelle, et toujours le post-scriptum de la baronne répétant sa monotone antienne.

La nuit, il ne pouvait même plus s’engourdir dans ces longs sommeils lourds dont on ne se réveille qu’aux premières claironnées de la diane,–à l’aube. Il se tournait et se retournait entre ses draps, comme un malade. Et de vagues désirs lui soufflaient leurs bouffées chaudes en pleines lèvres. On n’évoque pas en vain la vision de ces délicieux voyages de noces, ces voyages de découvertes où tout ne fut qu’amour, que bien douces surprises, que folies bienheureuses. Les doigts se brûlent à toucher ces cendres jamais complètement éteintes. Surtout quand il s’agissait comme pour Fontrailles d’une lune de miel chaude entre toutes les lunes de miel, et aussi, hélas! d’un carême de chair qui durait depuis tantôt six mois, la pauvre petite santé de la baronne ayant exigé cette longue période de jeûne.....

Fontrailles n’en pouvait plus. Il avait beau regarder de-ci, de-là la mignarde photographie sur laquelle la jolie baronne avait une mine friponne d’ange déchu qui voudrait bien rentrer au Paradis. Il avait beau adresser une prière bien sentie au saint Joseph introuvable, la tentation renaissait plus forte, plus inéluctable. Il n’osait même plus regarder les filles qu’on coudoyait parfois au détour des villages et qui répondaient d’un air déluré aux quolibets égrillards des troupiers.

Ces soleillées tiédies de septembre sont si traitres, tandis que des odeurs grisantes de raisin traînent dans l’air, que le ciel est d’une teinte pâle de laque et qu’il s’entend comme un bruit étouffé de baisers, des envolements d’oiseaux que les yeux ne voient pas.

III

Tambours, clairons, musique en tête, comme dans la chanson, le régiment arriva un beau jour, au crépuscule, dans une petite ville aux grands toits en auvent, aux murs lézardés que dépassaient les feuilles luisantes des figuiers. A cette heure tardive la lune montait comme une lanterne rose hissée sur la draperie violette du ciel. L’horizon était bouché par un rideau d’arbres entre lesquels chantait la jaserie claire d’une eau coulant dans les galets et un bruit rythmique de battoirs. Fontrailles rêvassait en marchant. Toutes les impressions perdues lui revenaient au cœur. Il était venu là, autrefois. Il connaissait ce décor noyé dans une aube vague de lune. Machinalement, il lut le billet de logement que le fourrier venait de lui apporter.

M. le capitaine Fontrailles sera logé à l’hôtel du Panier Fleuri, et y aura droit au feu et à la chandelle.

Était-ce un hasard ou une nouvelle farce? Il n’y réfléchit pas et courut jusqu’à l’hôtel.

–Votre meilleure chambre, commanda-t-il aussitôt, sans même présenter son papier.

Une servante le conduisit, et au premier étage elle ouvrit la porte du numéro1. On avait oublié de refermer les fenêtres, Fontrailles sursauta nerveusement. C’était devant ses yeux le paysage d’antan, la coulée transparente lamée de reflets de lune, les peupliers tremblotant à l’air fraîchi du soir, et sur la cheminée la même pendule avec son même saint Joseph sans nez. C’était donc là qu’il…, là que. Le vieux lit avait-il craqué des fois, cette nuit-là! Alors, il aperçut la servante qui attendait, son bougeoir de cuivre à la main, sans comprendre les grands gestes extravagants du capitaine. Elle était vraiment à croquer, dans cette pose lassée, la petite bonne avec son mouchoir de soie posé à la diable sur une broussaille de cheveux roux qui s’emmêlaient et lui couvraient le front, avec ses rondeurs superbes pointant au corsage, ses lèvres rouges et le menton creusé de fossettes coquines qui semblaient mendier les baisers.

–Monsieur ne désirerait-il plus rien? questionna-t-elle d’un ton moqueur.

Fontrailles hésita un peu. Pas trop longtemps, car il avait trop faim pour vouloir jeûner devant ce plat exquis qui se tendait à sa gourmandise. Et comme il n’était ni un saint Antoine ni un quaker, comme l’occasion fait le larron, il lui répondit très bas dans l’oreille. Un tour de clef dans la porte, la bougie soufflée et quelques petits cris étouffés; le vieux lit craqua encore plus que l’année d’avant!

IV

Le lendemain matin, l’infidèle capitaine avait mis le saint Joseph dans sa sacoche, et il écrivait à la baronne une longue lettre, dans laquelle il était question de souvenirs sacrés, de rêves paradisiaques, de cuisants regrets.

–Monsieur saint Joseph m’a fait passer une bien mauvaise nuit, finissait-il; mais qu’importe, si tu dois être heureuse de le posséder, ma chère petite femme!

Pendant qu’il débitait cette litanie de blagues, sur le bord du lit dont les couvertures avaient glissé en désordre, la servante demi-nue, toute dépoitraillée par le combat d’amour, regardait curieusement la lettre par dessus le dos du capitaine; et quand elle lut «mauvaise nuit», elle lui murmura avec une moue gaminement inquiète.

–Monsieur n’est donc pas satisfait?

La lettre cachetée, Fontrailles lui prouva de nouveau le contraire.

Tout est bien qui finit bien. La baronne a été ravie de posséder son saint Joseph sans nez. Le nouveau-né ne ressemble pas à la petite statuette martyrisée. Il a le plus rose des petits nez riant dans la plus blanche des frimousses.

Mais Fontrailles a de temps en temps des remords, quand sa jolie petite femme lui prend le cou de ses deux bras et s’apitoie sur les fatigues des grandes manœuvres.

Les deux femmes de Mademoiselle

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