Читать книгу Les deux femmes de Mademoiselle - René Maizeroy - Страница 4
II
ОглавлениеLes deux mois de congé terminés, Tristan partit pour Saumur. Saumur, la joyeuse boîte où les amours de cinq minutes sont à l’ordre du jour, où chaque soir l’on décoiffe de leur casque d’argent tant de bouteilles de Champagne, où la dame de pique règne souverainement, où de-ci, de-là, entre deux reprises de manège, on met flamberge au vent comme au bon temps jadis.
La réputation de «Mademoiselle» l’avait précédé parmi les officiers. Il fut entouré dès les premiers jours comme un phoque savant qui sait dire: «papa, maman,» et après une inspection sommaire, le médecin-major, celui que les élèves appelaient le père Durand, bougonna entre ses dents:
–Étonnant!… Beau mâle… Bien bâti… Comprends pas.
Puis, il alla lamper son cinquième verre d’absinthe.
Au bal, les dames chuchotaient à mi-voix derrière leurs éventails et se le montraient du doigt.
La fille du général, Mlle Agnès de Malassis, laissa échapper du bout de ses lèvres étourdies, un «Quel dommage!» qui fut très commenté durant une semaine entière.
Le mot arriva même aux oreilles de Folhohëc et lui troubla si cruellement la cervelle qu’il ne put fermer l’œil toute la nuit suivante. Il rêvassa, il rêvassa comme un poète qui cherche sa chimère envolée dans le jardin mystérieux des étoiles. Il se rappela un à un tous les souvenirs de Saint-Cyr, toutes les tentations qui avaient étalé devant ses pas comme un triomphal tapis d’amour. Et les moqueries querelleuses des camarades bourdonnèrent de nouveau autour de son oreiller. Il crispa ses poings vigoureux en songeant à ce surnom ridicule de Mademoiselle dont il était baptisé maintenant et qui le suivrait avec ses bagages de garnison en garnison. Avait-il été assez bête d’avoir des yeux et de ne rien voir, de perdre ses vingt ans, ses premières heures libres, ses premiers pas délivrés de l’abbé pédant et grincheux, à contempler des girafes et à collectionner des pigeons? Maintenant les jeunes filles elles-mêmes le tournaient en dérision, le flagellaient de sa vertu indécrottable. Mlle de Malassis surtout, cette jeune fille dont il n’avait pu oublier, depuis un soir de cotillon, les cheveux d’or, la chair rose palpitante et veloutée. Il en avait assez, et puisque cette raillerie d’enfant terrible lui montrait son chemin de Damas, il était résolu à changer de route, à aller si loin, si loin que personne ne pourrait le suivre. Un instant, il entrevit comme une vision fugitive le missel ouvert et la marquise lui dictant un serment farouche de chasteté, et il s’écria aussitôt:
–J’ai juré pour Paris, mais Paris est si loin, si loin.
Il y avait alors, sur l’une des places de la ville, un cirque forain qui s’appelait pompeusement sur les affiches: Cirque Anglo-Milanais, dirigé par M. Roccaverde. La troupe se composait de cinq ou six malheureuses rosses poussives, abruties par les coups de chambrière et les maigres rations, d’un montreur de chiens savants, de trois clowns, de deux gymnastes et de trois femmes, parmi lesquelles la nièce du directeur, une danseuse de corde nommée Ghina.
La saltimbanque avait à peine vingt ans et c’était un de ces brins de fille qui jettent les hommes à deux genoux devant leurs petits pieds. Grande, avec des joues qu’on eût dit pétries des roseurs de l’aube; des yeux noirs luisants, qui sous leurs cils de soie paraissaient trempés de larmes anciennes, et des lèvres rouges, des lèvres de perdition dont le rire découvrait des dents aussi blanches que les grains laiteux d’un chapelet. Et un corps de bête sensuelle, des hanches larges, des cuisses rondes, des seins qui crevaient fougueusement le maillot rose dans lequel elle apparaissait plus impudiquement désirable que si elle eût été toute nue. Elle avait sur la corde raide des ondulations canailles, des craquements de reins, des pâmoisons molles de tous ses membres, comme si elle eût enlacé contre elle, dans un enlacement frénétique, un amoureux invisible qui la torturait de jouissances…
Jusqu’à dix heures, la large enceinte du cirque restait à peu près vide, avec seulement quelques honnêtes bourgeois entourés de marmaille bruyante. A dix heures, tous les officiers, les sous-officiers et les gommeux de l’endroit arrivaient pêle-mêle et se tassaient sur les banquettes, car Roccaverde imprimait toujours sur ses affiches en larges lettres rouges: «A dix heures, entrée de Mlle Ghina.»
Un mardi, quelques jours après sa nuit blanche, Tristan de Folhohëc invita une douzaine de camarades à dîner. Les convives sablèrent royalement le Mumm du restaurant. Au dessert, les douze étaient gris et s’embrassaient avec des larmes émues. Tristan déclamait des vers en décrivant des gestes extravagants.
–A ta santé, Mademoiselle! beugla un des buveurs.
Tristan n’interrompit pas son poème.
–A ta santé, entends-tu, Mademoiselle! insista l’autre. Dites donc, messieurs, l’ami Folhohëc qui aligne des rimes pour Ghina!
–Pour Ghina! interrompirent les officiers, pas possible?
–Malheureusement, la chasse est réservée, Mademoiselle! reprit le premier.
Folhohëc tapa du poing au milieu de la table si lourdement que deux bouteilles allèrent se briser sur le plancher.
–Et quand cela serait, Pontauvert, cria-t-il, est-ce qu’on ne peut pas braconner?
–Impossible!
–Comment, impossible! quelque chose d’impossible à un sous-lieutenant de dragons! Allons donc! Mille louis, à qui veut les tenir, que j’embrasse la Ghina dans une heure en pleine représentation.
–Mille louis, c’est tenu! répondit Pontauvert.
Et bouclant les ceinturons d’une main maladroite, la bande joyeuse partit pour le cirque. Les dix coups de l’heure achevaient de sonner. Les gradins étaient bondés. Le général se carrait dans la tribune d’honneur, et Mlle de Malassis se penchait curieusement sur le rebord et lorgnait les spectateurs. Elle sourit en apercevant Folhohëc. Celui-ci remarqua le sourire et fronça les sourcils.
Des applaudissements, des heurts violents de sabres sur les planches firent trembler la toile de la tente. Mlle Ghina commençait ses exercices accoutumés. Tristan s’était placé au premier rang. Ses larges yeux ardés d’une flamme étrange se fixaient sur ceux de la danseuse. Et elle tressaillit plusieurs fois malgré elle sous ce regard qui l’effleurait comme une brûlure.
–Eh bien! Folhohëc, ce baiser? narguaient les camarades entre eux.
Le pari de Mademoiselle avait déjà fait le tour du Cirque. Tout le monde le regardait. Des paris nouveaux étaient engagés, lorsqu’au dernier flonflon de la musique, Tristan enjamba lentement la balustrade. Ghina descendait de son fil de fer avec des poses plastiques. Il s’avança vers elle, lui murmura d’une voix sourde, enfiévrée: «Je vous adore!» et d’une étreinte brutale, il fit claquer un baiser sur ses lèvres.
La salle criait: «Bravo!» et applaudissait follement; Mlle de Malassis ne souriait plus.
Folhohëc eut trois mois d’arrêts forcés et malgré la sentinelle, malgré le règlement, Ghina s’installa dans son garni. Le baiser du cirque, ce coup de folie joyeuse, l’avait jetée, éperdue de passion, dans les bras que lui tendait le jeune sous-lieutenant. Elle avait le diable au corps, des sens qui vibraient maladivement au moindre contact. Ils inventaient jour et nuit de nouvelles voluptés qui les laissaient des heures sur leur lit, sans souffle, pantelants et le cœur battant à bonds désordonnés. Il la couvrait de bijoux comme une idole indienne, jetant son argent par les fenêtres à chacun de ses caprices. Et elle demeurait des semaines toute nue dans la chambre tiède de Tristan, étalant ses chairs roses sur le divan avec des impudeurs attirantes, versant sur tout son corps, depuis sa toison fauve jusqu’à ses pieds, des rivières de diamants, des cascades de perles noires et d’améthystes.
Et les trois mois écoulés, la première fois qu’il mit le nez dehors, les camarades ne le reconnurent plus. «Mademoiselle» était devenu plus maigre qu’un vieux clou rouillé. Ses joues se creusaient comme celles des poitrinaires et il marchait d’un pas avachi, éreinté, les jambes flasques et le dos courbé.
Ghina avait vidé le beau garçon jusqu’à la dernière goutte; elle l’avait pressé entre ses mains ardentes, ainsi qu’un citron qu’on rejette ensuite meurtri et desséché.....