Читать книгу Mon voyage au pays des chimères - Antonin Rondelet - Страница 15
CHAPITRE XI
DU DESSEIN QU’AVAIT LE COMTE DE BORNÉO DE SE MARIER
ОглавлениеL’heure du repos venait de sonner dans la manufacture; régalité veut que chacun ait une heure entière pour dîner. Dans cette heure n’est point compris le temps de l’aller et du retour.
Il en résulte que l’intervalle pendant lequel les travaux demeurent suspendus se règle invariablement, dans chaque atelier, sur le temps nécessaire à l’ouvrier qui demeure le plus loin de la manufacture. On y ajoute, à l’heure réglementaire du repas, le nombre de minutes dont il a besoin pour aller et pour revenir.
Aussi vous ne voyez point à Égalicité d’ouvriers habitant les mansardes et peuplant de leur multitude des rues sombres et surchargées d’habitants. Leur résidence est presque toujours dans les faubourgs les plus lointains; et comme ils sont payés à la journée sur le compte du gouvernement, c’est l’État qui leur fournit ainsi les moyens de dépenser la plus grande partie de leur temps en allées et en venues.
Il me semble, à part moi, que cette égalité de temps accordée aux travailleurs par la loi du pays des Chimères est, au fond, plus apparente que réelle. Dès que le déjeuner et le dîner sont réglés l’un et l’autre à deux heures pleines de loisir en raison de la distance à laquelle se trouve logé le plus éloigné des ouvriers, s’il me plait de demeurer à la porte même de la manufacture ou tout au moins dans le quartierr le plus voisin, je ne disposerai plus seulement d’une heure, mais bien d’une heure et demie ou d’une heure trois quarts.
Je n’ai pas fait cette réflexion à Agénor; il est tellement disposé à voir en beau le pays de Chimérique et la ville d’Egalicité, qu’il trouverait une bonne raison pour me donner tort et me faire rougir de mon peu de sens commun.
Avec mon ami de Bornéo nous ne pouvions faire autrement, en qualité d’observateurs et de touristes, que d’accorder une attention particulière au beau sexe.
Au moment de partir pour la Chimérique, mon ami de Bornéo avait formé un singulier projet. De pareilles résolutions peignent un homme mieux que tous les discours.
Il s’était dit, avant de rien savoir encore du pays ue nous allions visiter: Je ne suis pas jeune; je ne suis pas vieux. Je passe, à tort ou à raison, pour un homme de bonne naissance et de bonne compagnie. Je ne suis pas savant; mais je ne suis pas non plus ni sot ni ignorant. Sans avoir assez de sensibilité pour pleurer aux récits de la Gazettee des Tribunaux, j’ai tout le cœur qui convient à un galant homme; et pourquoi donc, si je trouve par hasard quelque parti convenable, soit dans la Haute, soit dans la Basse-Chimérique, ne me déciderais-je pas à faire une fin décente, en épousant tout bonnement une personne de ce payslà? L’histoire nous apprend que les jeunes filles ont été, à toutes les époques, les intermédiaires les plus actifs des civilisations nouvelles. On voit partout, tandis qu’un pays résiste et se débat encore contre l’influence étrangère, les jeunes filles tendre la main aux nouveaux arrivés et courir sans crainte avec eux les chances d’un avenir inconnu.»
Je ne voudrais pas qu’on s’étonnât trop du projet formé par mon ami de Bornéo et qu’on fût tenté de le regarder comme imprudent et téméraire. J’y trouve tout au plus un peu d’originalité. Cette originalité tenait au fond même des idées que professait Agénor sur le mariage en général.
Je suis bien obligé d’avouer qu’ici mon pauvre ami donnait un peu dans l’illusion et dans le rêve. Il faut lui pardonner l’extravagance de ses principes. S’ils ont le tort d’être tout à fait inapplicables, ils ont au moins le mérite de paraître ce qu’ils sont en effet, exorbitants et irrationnels.
De Bornéo ne prétendait à rien moins qu’à épouser une femme qui l’aimât véritablement!
Vous comprenez bien qu’il ne s’était point marié. Il ne faut pas demander de ces choses-là, sous peine de s’exposer presque sûrement à rester garçon.
Il tenait sans doute, tout comme un autre, à la judicieuse observation des convenances, à ce respect de l’opinion publique qu’un honnête homme doit constamment faire entrer en ligne de compte, à ces rapports généraux de situation, d’âge et de caractère, qui préviennent de la part des indifférents toute surprise et toute remarque désagréables.
Mais il lui fallait en même temps quelque chose de pluss: l’inclination d’un cœur vers le sien, un véritable mouvement de confiance, d’abandon, de sympathie, un désir de placer en lui son bonheur, et de lui demander la vie de l’âme en même temps que son nom.
Voilà pourquoi le comte Agénor de Bornéo était encore célibataire.
Il n’avait pas manqué, Dieu merci, de riches partis; et, je le dirais volontiers, si je n’avais pas peur de rendre avec cette expression un homme ridicule, il n’avait pas manqué de demandes en mariage. Il s’en fait dans le monde plus qu on ne le pense, de futur beau-père à futur gendre.
A quoi le judicieux de Bornéo répondait fort sensément, sans jamais refuser ni consentir: «Fai-tes que je l’aime, et nous verrons. Je ne demande ((pas mieux que de sortir de la vie de garçon.»
Mais peut-être de Bornéo, qui était tout à la fois fort perspicace dans ses jugements et fort modeste dans son entretien, voulait-il dire tout simplement: «Faites qu’elle m’aime,» et non point: «Faites que je l’aime.» Il distinguait fort bien, à travers toutes ces ouvertures plus ou moins heureuses et plus ou moins habiles, le désir d’assurer à une demoiselle bien née un établissement sortable et honoré.