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CHAPITRE II
LA DISTRIBUTION DES REDINGOTES

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La porte de droite était celle de l’entrée, et la porte de gauche celle de la sortie.

Les gens qui nous entouraient, étaient vêtus de la façon la plus étrange et la plus disparate.

Tout le monde, sans exception, arborait un chapeau de paille entièrement neuf, un pantalon d’une entière fraîcheur, un gilet de couleur agréable et dont la nuance vert tendre ne laissait rien à désirer.

Si, au lieu de regarder, comme je faisais d’abord, les Égalicitois face à face, ils venaient à vous tourner le dos, il était impossible de n’être pas frappé de leur aspect misérable et déguenillé. Chacun d’eux portait un vieil habit noir d’une coupe étrange et démodée, avec un large collet, d’amples basques et des manches à haut revers. Ce qu’il y avait de plus singulier encore, c’est que tous les tailleurs du pays, par une étrange coïncidence, semblaient s’être rencontrés dans cette forme bizarre. On aurait dit des fracs découpés à l’emporte-pièce, tant les moindres particularités de ce vêtement inusité se reproduisaient avec exactitude sur tous les omoplates.

Au reste, si les habits avaient la même forme, aucun d’entre eux n’échappait non plus à cette décadence lamentable qui m’avait frappé au premier abord: les boutons ne tenaient pas; les basques étaient décousues et effrangées; la couleur même du drap avait pâli, et l’on apercevait, par intervalles, ou des ouvertures béantes dans les entournures, ou des plaques luisantes aux manches et dans le dos.,

Je poussai du coude mon ami le comte de Bornéo.

–«Voyez donc, Agénor, combien les vêtements de tout ce monde laissent à désirer. Pourquoi porter ainsi des habits noirs, lorsqu’on n’a pas le moyen d’en changer plus souvent? Le noir est une couleur coûteuse et salissante; elle est presque toujours brûlée en teinture, et le drap man-que ensuite de nerf et de durée. Les–costumes noirs sont bons pour le salon, mais non pas pour le travail.»

–«Vous avez ra ison, monsieur,» me dit un citoyen qui se trouvait à notre droite, l’administration a fait une mauvaise affaire de nous distribuer des costumes noirs pour ce dernier hiver. Ordinairement nous ne sommes pas ainsi en guenilles, lorsqu’arrive le changement règlementaire. L’année dernière, nos paletots de drap noisette étaient presque neufs à leur retour dans les magasins. C’est d’ailleurs un vêtement insuffisant que l’habit dans ces régions froides de la Haute-Chimérique. L’abandon du paletot me paraît regrettable pour l’hiver, et je ne crois pas que l’ampleur des basques ni les revers des manches aient remplacé ces bonnes redingotes à la propriétaire dont nous avions fait notre saison l’an dernier.»

Mon ami Agénor écoutait ces explications saugrenues en homme qui n’aurait jamais entendu autre chose toute sa vie. Loin de se répandre en questions, comme je n’allais pas manquer de le faire au risque de passer pour un ignorant ou un badaud, il se contenta de marquer son approbation par un signe de tête et un «très-bien!» des mieux accentués.

Le citoyen d’Egalicité, encouragé par cette bienveillance, reprit de lui-même:

–«J’augure bien, monsieur, de cette couleur bleu de prince, choisie pour le printemps. On m’a dit aussi que les boutons étaient cousus par des procédés nouveaux. Cette amélioration n’est pas malheureuse, car nos derniers vêtements ne pouvaient, faute de boutons durables et résistants, se maintenir croisés sur la poitrine, et nous sentions le vent pénétrer à pleins flots par l’ouverture béante de nos gilets.»

Je m’aperçus seulement alors de la position gênante à laquelle se trouvait condamné mon interlocuteur. Il tenait la main droite dans son habit par un geste familier à la plupart des orateurs célèbres. Seulement il ne lui était possible ni de la retirer, ni d’étendre le bras pour appuyer les arguments de son discours. Il n’avait pas trop de ses cinq doigts pour maintenir son vêtement et pour se défendre ainsi contre la bise piquante qui passait dans l’air.

La remarque de mon voisin sur la nuance bleu de prince attira mon attention sur le courant qui sortait par la porte de gauche. Là plus d’habits noirs rapés ni déchirés. Chaque citoyen s’en allait élégamment pourvu d’une petite redingote en drap léger, ouverte par devant, avec un imperceptible collet rabattu autour de la cravate, telle que nous la voyons porter chez nous par les tout jeunes gens, dans les grandes chaleurs. Les bons habitants d’Egalicité ne paraissaient point trop défendus contre la fraîcheur du jour par ce vêtement coquet et insuffisant; et ce qui me parut plus singulier encore, c’est que les vieillards les plus respectables, aussi bien que les plus jeunes garçons, paraissaient habillés par le même tailleur et assujétis aux mêmes formes.

Mon voyage au pays des chimères

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