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CHAPITRE XVIII
A MÉTHODE DE L’ANÉANTISSEMENT DES CROYANCES DANS L’ÉDUCATION PRIMAIRE

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Table des matières

Je dois avouer que mon admiration pour Agénor ne connaissait plus de bornes.

Je ne saurais dire jusqu’à quel point cette puissance et cette souplesse d’esprit me ravissaient.

Le comte de Bornéo, depuis huit jours à peine que nous habitions la Chimérique, était parvenu à se mettre assez au courant des usages, des institutions et des mœurs des indigènes, pour m’expliquer, non pas seulement le mécanisme de leur administration, mais les origines mêmes de leur histoire et jusqu’aux secrets motifs de leur politique.

Je recueillis de nouveau toute mon attention. Il ne me paraissait pas sans intérêt d’apprendre quels plans humains peut suivre l’incrédulité, pour extirper des âmes les vertus avec les croyances religieuses.

–«Oui,» reprit Agénor, les républicains égalitaires ont fait ici une remarque de premier ordre et cette remarque est devenue pour eux un trait de lumière. C’est sur ces données qu’ils ont refait leur plan de campagne. Il faut reconnaître que jusqu’ici, grâce à leur ferme entente, ce plan de campagne a parfaitement réussi.

«Ce qui rend chez la plupart des hommes la bonne volonté incertaine et chancelante, la vertu incomplète et fragile, c’est qu’elle s’appuie en définitive sur l’honneur humain. Elle ressemble ici, Francis, si vous voulez bien me permettre cette comparaison, à un ivrogne qui se sentirait trébu-cher, et qui, de sa main droite, chercherait à se retenir à son bras gauche. Tout tombe à la fois; et c’est là, malgré ses prétentions à la force et à la délicatesse, la triste histoire de l’imperfection hu-maine.

«Au contraire, lorsque cette même nature, malgré ses manquements et ses défaillances, se tourne résolûment du côté de Dieu, elle y trouve soudainement un point d’appui inébranlable. Elle peut bien, comme la feuille tremblante, céder au vent et tourbillonner sous l’action de la tempête; mais lorsqu’elle demeure attachée à la branche, l’ouragan lui-même renonce à la saisir et à l’enlever.

«Voilà, mon cher, l’image de l’âme qui garde par devers elle cette confiance robuste. Sa vertu repose sur sa foi, et cette foi elle-même représente un ensemble de croyances et de dogmes qui s’affirment en vertu d’une autorité supérieure.

«Les républicains égalitaires se sont dit avec beaucoup de raison que, pour détruire plus sûre-ment la vertu avec toutes les distinctions qu’elle entraîne et les sympathies qu’elle provoque, il était à la fois plus sûr et moins odieux de s’attaquer à l’enseignement religieux. En supposant qu’on pût, sous des prétextes plausibles et par des combinaisons ingénieuses, affaiblir, diminuer, interdire l’enseignement doctrinal, on arrivait ainsi à affaiblir et à ruiner le plus solide fondement de la vertu privée.

«Ici, mon cher Francis, la vérité m’oblige à reconnaître que les républicains égalitaires se sont conduits dans toute cette entreprise politique, avec une sûreté de vue, une persistance de tactique, une intrépidité de manœuvres dont n’ont jamais pu approcher les adversaires qui essayaient alors de les combattre. Les républicains égalitaires surent s’y prendre avec tant d’’art; ils exploitèrent si bien, tantôt les passions dont ils s’armaient contre eux, tantôt le respect humain et la lâcheté même de leurs contradicteurs, que les gens de bien les plus avérés finirent par rougir d’eux-mêmes et par dissimuler leur vertu à la facon d’un vice ou d’un ridicule. A partir de ce jour-là, leur cause fut perdue.

«Comme l’ancienne loi ne permettait pas aisément d’accomplir cette destruction des vieilles coyances et qu’au contraire les instructions des écoles prescrivaient de tout faire pour les maintenir, le gouvernement d’alors, entièrement con-quis aux idées de l’égalité nouvelle, avait trouvé un moyen ingénieux de concilier le respect des règlements avec les circulaires administratives.

«On expliquait aux élèves, dès le commencement de l’année scolaire, que, pour se conformer à la lettre des arrêtés, certaines choses seraient enseignées, comme aussi, pour obéir à l’inspiration nouvelle, d’autres affirmations contradictoires seraient également présentées. Seulement,– et c’est ici où j’admire la simplicité en même temps que l’efficacité de la combinaison, ,–il était bien entendu d’avance que le maître parlerait tantôt avec sa toque de docteur, et tantôt la tète découverte. Dès qu’il mettait son bonnet, la classe avait devant les yeux le représentant attitré et contraint des vieilles doctrines. Ce n’était plus lui, c’était l’esprit de la routine et les formulaires prescrits qui parlaient. Otait-il cette toque significative? vous aviez devant vous le véritable homme, celui auquel on pouvait se fier et qui vous faisait connaître, non le texte dont il était l’organe, mais la pensée même dont il vivait.

«Cette méthode ne laissa pas de rencontrer tout d’abord quelque opposition et d’assez vives critiques. Des esprits chagrins, quelques-uns de ces hommes insupportables qui ont encore le malheureux courage de leur opinion et n’ont jamais pu comprendre jusqu’à quel point il est de bon goût de céder sans en avoir l’air, entreprirent de soutenir que la distinction entre le professeur couvert et le professeur découvert était par trop transparente, qu’il y fallait prêter une attention trop soutenue, et que peut-être une mémoire peu fidèle pourrait s’y tromper. Quelques esprits grinçheux allèrent jusqu’à prétendre qu’entre l’affirmative et la négative, soutenues par le même homme à quelques minutes de distance, la vraie vérité serait malaisée à choisir, et que le plus clair résultat d’un pareil enseignement pourrait bien être le doute. Il a fallu du temps et des efforts pour les ramener à des opinions plus raisonnables et moins excessives. Peut-on, en effet, comme le disait si bien, hier même, à la Chambre du Hasard, le grand orateur de Termoville, Prudence de Labstention, peut-on imaginer une outrecuidance pareille à la prétention d’enseigner quoi que ce soit à une créature humaine, et un attentat plus lâche et plus condamnable que de pratiquer cette tentative d’invasion morale sur la faible intelligence d’un pauvre enfant!»

Cette citation politique d’Agénor acheva de m’ébahir. Il continua:

Il a fallu vingt années, Francis, vingt années au moins pour faire prévaloir le grand principe de la distinction absolue entre le professeur couvert et le professeur découvert, pour faire admettre, comme la raison le demande et comme la justice l’ordonne, qu’au moment même où le maître quitte sa toque, il rentre dans la vie privée de l’homme libre et se trouve instantanément affranchi de tout contrôle.

«Aujourd’hui, mon cher Francis, ces distinc-tions ont force de loi dans la Haute comme dans la Basse-Chimérique; et les meilleurs esprits es-timent qu’en vertu de ce même principe appliqué à la sauvegarde et à l’indépendance de la vie privée, un professeur a parfaitement le droit, même en classe, même en face de ses élèves, de quitter son habit, de déboutonner son gilet, d’allumer sa pipe, comme il pourrait le faire dans le sanctuaire le plus retiré de sa maison. Si je suis bien informé, beaucoup de maîtres, gens scrupuleux et jaloux de contenter tout le monde, font là-dessus des concessions de fort bon goût. Ils ont soin, lorsqu’ils veulent ainsi se mettre à leur aise et en déshabillé, non-seulement d’ôter leur toque, ce qui serait à la rigueur suffisant, mais de descendre de leur chaire. Cette condescendance est faite pour désarmer les plus difficiles, et il convient de les en louer hautement.

«Cette méthode du professeur en partie double a porté rapidement tous les fruits que les répu-blicains égalitaires étaient en droit d’en attendre; et il a suffi de deux ou trois générations pour détruire chez le plus grand nombre des enfants les croyances qui perpétuaient la vieille organisation sociale.»

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