Читать книгу Mon voyage au pays des chimères - Antonin Rondelet - Страница 7
CHAPITRE III
L’AFFAIRE DES CANNES ET DES PARAPLUIES
Оглавление–«Donne-t-on quelques nouvelles encore?» demanda le comte de Bornéo avec l’aplomb et la désinvolture d’un homme qui n’aurait pas grand’chose d’intéressant à apprendre.
J’admire beaucoup le savoir-faire des gens qui ont le don de vous tirer ainsi les vers du nez, comme aussi de deviner, sous les paroles que vous dites, les paroles et les pensées que vous ne dites pas. Pour moi, cher lecteur, pardonnez-moi, je vous prie, ma naïveté. J’en suis encore, malgré les progrès de notre siècle, à répondre franchement lorsqu’on m’interroge et à prendre au sérieux les discours qu’on me tient. Agénor me répète tous les jours que je ne suis plus de mon temps.
–«. Que dit-on ce matin? «répéta mon ami, adressant directement sa question au jeune Egalicitois qui nous avait déjà parlé.
–Une grande nouveauté, monsieur, et qui va bien vous surprendre: une mesure que l’administration des vêtements n’a pas fait passer sans peine à la Chambre du Hasard. Il a fallu toute la fermeté du Directeur pour triompher d’une opposition anarchique.»
–«Vraiment!» reprit de Bornéo d’un n ton paternel. Je ne suis point au courant de cette affaire-là. «Que s’est-il donc passé et quel arrêté a-t-on pris?»
Le jeune Egalicitois regarda mon ami d’un air étonné.
–«Comment, monsieur,» ajouta-t-il de la meilleure foi du monde, une personne comme vous a-t-elle pu ignorer cette décision? Vous re-cevez pourtant, dans toute la Basse-Chimérique, nos journaux d’Egalicité.»
Je poussai le comte par un mouvement imperceptible du coude.–«Il vous prend,» lui soufflai-je tout bas, , pour un citoyen de la Basse-Chimérique. Gardez-vous bien de le détromper.»
De Bornéo ne me répondit que par un sourire d’intelligence et, se tournant du côté de son nouvel ami l’Egalicitois, il parut attendre et solliciter ses confidences.
–«Grosse affaire, monsieur, que cette affaire des cannes et des parapluies!
«Bien que l’égalité et l’uniformité la plus complète entre tous les citoyens soient, comme vous ne l’ignorez pas, la loi fondamentale de l’Etat, le gage de sa durée et la garantie de nos droits les plus sacrés, vous savez que jusqu’à présent on avait toléré une certaine licence dans le costume. Cette licence ne s’était jamais étendue jusqu’à la couleur, la forme et la nature des vêtements. Malgré les tentatives insensées de quelques révolutionnaires, on n’a jamais interrompu la salutaire coutume de distribuer, à époque fixe, les vêtements de la nouvelle saison. Vous voyez qu’aujourd’hui même, malgré le froid de l’hiver qui se prolonge, nous avons quitté hier nos habits doublés et que nous prenons, à cette heure même, nos redingotes légères, afin de ne point sortir des règles d’une bonne administration.»
–«Je sais tout cela,» répondit gravement le comte de Bornéo, de l’air indolent d’un homme que ces détails ne sauraient émouvoir.
–«Je vous demande pardon, monsieur,» répliqua poliment l’Egalicitois; je vous apprends sans doute là ce que vous connaissez mieux que moi. J’arrive à l’affaire des cannes et des parapluies.
«On s’est demandé, avec juste raison suivant moi, s’il était permis de tolérer plus longtemps cet abus choquant de voir circuler dans les rues
des hommes armés, les uns d’une canne, les autres d’un parapluie; d’autres enfin ne portant rien du tout.»
–«Comme dans la chanson de M. de Malbo-rough,» laissai-je échapper fort étourdiment.
L’habitant d’Egalicité me regarda d’un air ébahi.
Il ne comprenait pas.
Mais le sang-froid du comte de Bornéo sauva la situation et couvrit notre incognito.
–«Ne faites pas attention,» dit-il à son interlocuteur; «mon ami Francis est poëte. Il fait allusion en ce moment-ci à l’une de ses ballades inédites.».
–«Monsieur votre ami est poëte!» reprit l’Egalicitois, en me regardant d’un air de commisération. Puis, il ajouta à demi-voix, en se rapprochant de l’oreille d’Agénor, de façon à ce que je ne pusse pas l’entendre:
–«Comment alors n’est-il pas à l’hospice spécial?»
–«De simples accès, cher monsieur, et qui vont en diminuant.»
–«Ah! Tant mieux! Je lui souhaite, par rapport àvous, de se guérir tout à fait.»
–«C’est bien ce que nous espérons.»
Je n’avais pas perdu un mot de cet épisode. J’ai l’ouïe très-bonne: c’est une petite compensation de ma détestable vue. Si, pour me servir d’une expression vulgaire, je n’y vois pas plus loin que mon nez, j’entends au delà de toutes les limites de l’oreille humaine.
L’Egalicitois reprit à voix haute son exposition interrompue par mon exclamation malencontreuse.
–«Vous comprenez, monsieur, de quelle conséquence pouvait être dans l’avenir une pareille tentative, dès que l’Etat aurait cédé devant ce premier essai d’empiètement. Si nous tolérons ces fantaisies. d’indépendance et ces velléités de résolutions individuelles, si nous admettons que chacun, le matin, pourra mettre lui-même le nez à la fenêtre et décider la question de savoir s’il sortira avec un parapluie ou avec une canne, vous comprenez, sans que je vous le dise, que c’en est fait des grands principes d’uniformité et d’égalité sur lesquels reposent l’avenir et la force de cette civilisation. Alors pourquoi ne pas permettre à un simple citoyen d’endosser à son gré une redin-gote ou un habit, un paletot ou une veste, suivant les caprices de son imagination? Figurez-vous, monsieur, le désordre et la confusion qui régneraient du jour au lendemain dans les rues d’Egalicité!… Représentez-vous cette effroyable anarchie d’une foule où pas un vêtement ne serait pareil à celui du voisin, où chacun trouverait dans la forme, la matière, la nuance de son cos-tume, une occasion nouvelle d’étaler son indivi-dualité et de se dérober à l’uniformité légale qui garantit seule l’absolue identité et la sage confu-sion des citoyens.»
–«Fort exact!» reprit de Bornéo avec une gravité comique.
–«Il a donc été décrété, avec beaucoup de sagesse et avec une fermeté qui promet pour l’avenir, que dorénavant les cannes et les parapluies, ainsi que tout objet apparent se portant à la main, serait considéré comme faisant partie intégrante du costume et sujet, à ce titre, à toute la rigueur des règlements administratifs. Le journal du soir donnera, chaque jour, l’ordre du lendemain et décidera s’il doit faire beau ou mauvais. D’après cet avis, aaffiché en même temps dans toutes les communes à la diligence du maire, chacun sera tenu de sortir avec son parapluie ou avec sa canne. Ainsi se trouveront complétés l’ensemble et l’harmonie de notre habillement civil. Grâce à cette énergique mesure, les perturbateurs de l’uniformité publique comprendront que le jour funeste de l’individualité n’est pas encore près de se lever sur le pays de la Haute-Chimérique.»