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CHAPITRE XII
LE BEAU SEXE A ÉGALICIT

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Table des matières

On peut bien remarquer, sans faire pour cela de politique et sans prétendre en tirer aucune conclusion, que, dans presque toutes les nations civilisées, les citoyens d’un même pays sont rarement d’accord sur tous les points. Aussi dit-on communément qu’un peuple renferme différents partis; et pendant qu’une opinion est au pouvoir, ceux qui aspirent à y arriver à leur tour s’appellent partout d’un même nom, l’opposition.

Le pays des Chimères présente cette circonstance bizarre que les dissentiments entre les citoyens y sont complétement inconnus. Je ne sais comment cela peut se faire; mais il serait difficile d’y trouver deux hommes qui ne fussent pas du même avis. C’est précisément ce qui rendait si extraordinaire la révolte tentée à l’atelier des redingotes. A Egalicité, tout le monde, sans exception, est de l’avis du gouvernement. Les efforts des individus ont pour but, non point de modifier, mais de maintenir l’ordre de choses dans lequel ils vivent.

Les habitants de la Chimérique ne laissent pas cependant de posséder, tout comme les pays civilisés et constitutionnels, une opposition permanente. Seulement, au lieu de se composer, comme ailleurs, d’un certain nombre de citoyens réunis les uns aux autres par des dissentiments semblables ou par des sympathies communes, cette opposition n’est pas autre chose que le beau sexe d’Égalicité et de toute la Chimérique. Les femmes ont adopté ce rôle étrange d’y vivre dans une perpétuelle insurrection contre les lois et contre l’État.

Le comte Agénor de Bornéo n’avait pas tardé à s’en apercevoir. Cette opposition éclatait à tous les regards par les manifestations les plus apparentes.

Tandis que, sur toutes les promenades, sur les places, dans les rues, on ne rencontrait aucun homme qui ne fût vêtu du costume règlementaire porté suivant toutes les instructions relatives à l’habillement légal, gilets de la même nuance, pantalons de la même forme, habits et paletots fermés ou ouverts suivant la saison ou l’heure de la journée, les vêtements des femmes témoignaient hautement de leur esprit d’opposition et des ressources qu’elles savent imaginer au besoin pour susciter des embarras au pouvoir.

Sans doute, les femmes, pas plus–que les hommes, ne sauraient se dérober, dans le pays de la Chimérique, à la sage mesure qui interdit toute espèce de vêtement individuel. Sans doute il leur faut, aussi bien que leurs fils, leurs frères ou leurs maris, demander, à chaque renouvellement de saison, un nouveau costume à l’administration des vêtements. L’administration des jupons ou des robes ne tolèrerait, pas plus que celle des culottes ou des gilets, une modification apportée à la longueur ou à la forme des pièces qu’elle distribue; elle s’armerait, au besoin, de toute la sévérité des lois contre les ciseaux assez audacieux pour raccourcir, ou la main assez entreprenante pour rallonger les dimensions qu’elle a décrétées. Il serait facile, dans ce cas, la mesure légale à la main, de faire rentrer dans l’ordre les tentatives de révolution.

Mais ce qu’il est bien autrement malaisé de prévoir ou d’arrêter, ce sont ces mille infractions de détail qui paraissent d’abord imperceptibles, mais qui, répétées, enhardies, exploitées, finissent par entraîner des désordres graves et par engendrer dans la tenue publique de véritables disparates,

Il faut en avoir été le témoin, pour se représenter le degré de subtilité où en sont venues les dames de la Chimérique, pour se dérober à l’uniformité continuelle des vêtements et créer quelqu’une de ces différences qui, partout ailleurs, mettent en relief les déplorables inégalités de la grâce, de la beauté, de l’élégance ou du charme individuels.

Vous rencontrez une Egalicitoise avec le chapeau d’ordonnance, le schall et la robe fournis par l’administration. Eh bien! s’il arrive, comme on ne. saurait malheureusement pas l’empêcher, qu’elle soit jeune et jolie, partant disposée à quelque prétention et à quelque coquetterie, il est impossible de se dissimuler qu’elle ne ressemble plus à la première venue. Elle prend un cachet de distinction, une physionomie propre. Elle a son air qui lui appartient et qui empêche de la confondre avec les autres femmes.

Alors tout devient une occasion de révolte et un moyen d’indépendance.

On a distribué des robes uniformément garnies; certains nœuds, certaines passementeries, y ont été disposés avec tout l’art des directrices de bureau ou de division dont la plupart sont d’anciennes couturières.

Qu’arrive-t-il? C’est qu’on coupe sourdement le fil qui retient le nœud ou la garniture, et la robe se trouve tout d’un coup transformée: elle devient une robe unie et sans aucune espèce d’ornements.

Alors si un inspecteur de police vous arrête, s’il vous dresse un procès-verbal pour port de robe illégale, la contrevenante en est quitte pour alléguer que les rubans étaient mal attachés, que la couture s’est défaite, et mille excuses enfin que le tribunal ne peut pas toujours refuser d’admettre. L’adoption de couleurs plus tendres et plus fragiles avait précisément donné naissance, l’été précédent, à un moyen d’opposition dont il faut reconnaître l’esprit, tout en condamnant, comme il le mérite, un pareil stratagème.

Les dames d’Egalicité ne tardèrent point à remarquer jusqu’à quel point ces nuances gracieuses étaient incapables de résister à certaines circonstances atmosphériques. On se racontait dans l’oreille que les rayons de la pleine lune avaient, sur la couleur officielle, une action chimique d’une telle énergie, qu’il suffisait de promener sa robe une ou deux nuits pour la rendre presque incolore. C’est ainsi que commença la fameuse conspiration des robes blanches, alors que les femmes étaient tenues d’être en bleu clair; et je ne saurais dire par combien de lavages et de lessives ces dames parvinrent à ôter à leurs vêtements jusqu’à la dernière trace d’azur. Si le gouvernement n’avait pas pris alors les mesures énergiques qui triomphèrent de la révolte, on en est vraiment à se demander ce que serait devenue l’égalité féminine au pays des Chimères.

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