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XII

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Le souvenir de ces heures de l’enfance m’arrive comme à travers un rêve ravissant. O l’adorable tendresse que revêtent ces lointains de la vie! Quel poignant éblouissement lorsqu’ils apparaissent au cruel désenchantement de l’âge!

Quelles effusions vers le ciel! et en même temps comme nous nous sentions mêlés aux fleurs et aux bêtes aimées! O les premiers soleils!

Être soi-même aurore et voir l’aurore! Jours de merveilleuses découvertes! Courir partout où cela plaît, comme cela plaît, sur des chemins qui parfois finissent tout à coup, comme s’il n’y avait plus rien plus loin, comme si c’était le bout du monde.

N’entrevoir au retour que les gâteries de la grand’mère.

Et toutes ces émotions si délicieuses parce qu’elles sont inexprimables et infinies, il faut, pour les rendre, que je me serve de mots que j’ignorais alors. Mais s’il fallait parler comme l’enfant, on ne dirait rien... Il a bien assez de sentir!

C’étaient de fraîches matinées d’été dans le jardin avec des roses mouillées, où l’on fourrait son nez tout entier pour en aspirer tout le parfum et même ces pucerons noirs qui font éternuer.

Mais est-ce qu’alors il pleuvait comme aujourd’hui? Je ne me rappelle guère qu’il y eût des temps maussades... J’ai beau chercher, je ne revois que du soleil. Je crois que cela venait de ce que le Chinois tournait toujours sa pipe du bon côté. Car il y avait une sorte de sorcellerie chez ce magot, qui prédisait la pluie et le beau temps, selon la position qu’il daignait prendre. Tous le consultaient, même Joseph, qui avait vu tant de choses en Russie! Lorsque la pipe était tournée du côté de la salle à manger, nous entendions la «bête» :... pan, pan, pan! — pan, pan, pan! Alors son cri se répétait toute la journée, à temps égaux, avec une monotonie et une persistance effrayantes.

Nous savions seulement qu’elle était loin dans les champs, et qu’elle s’appelait le Torgeos.

Lorsque, au contraire, le Chinois se tournait du côté de la basse-cour, on ne l’entendait plus, ou si faiblement, que nous collions notre oreille à terre pour percevoir, à peine sensible, un tout léger pan-pan-pan-pan-pan-pan! Et, ainsi enveloppé de mystère, ce cri éveillait en nous comme une crainte sacrée.

Cette bête étrange devait aussi avoir une puissance secrète, car j’ai parfois entendu Joseph dire: «On entend plus fort le torgeos, il va pleuvoir...»

Mais cela devait arriver rarement, car je ne me rappelle guère, je le répète, que de beaux soleils et des jours de fête.

Lorsque les premières cerises commençaient à rougir, au temps des pivoines et des joncs nouveaux, ô les gais dimanches avec leurs chapelles aux carrefours, blanches comme la neige, dans les charmilles, et parées pour la procession!

Comme la joie chantait en nous! Comme nous étions beaux! tout le monde s’était extasié, avec de bruyantes exclamations, sur nos chemises si blanches, nos belles casquettes et nos frais habits! Et nous allions ravis, nous tenant raides, et serrant dans nos doigts le bout de nos manches trop longues...

La rue était claire, claire.

De bonnes femmes, respectueusement empressées, attachaient aux chapelles improvisées, sur la fraîcheur éclatante des draps de lit tendus aux murs, des rubans roses et bleus en zigzags, des bouquets, des cœurs d’argent.

Joseph, aidé du jardinier, transportait devant notre grand’porte nos beaux lauriers aux caisses vertes, dont il recouvrait la terre de blanches serviettes. Nous restions là sur des chaises, un peu empêchés par nos habits du dimanche, dans une attente émue.

Cela nous semblait long, nous retournions au jardin, collant notre oreille à terre; nous écoutions si rien ne se faisait entendre.

Les cloches sonnaient à toute volée, puis, des vibrations connues nous annonçaient des chants lointains. La procession approchait.

Nous retournions à nos chaises de la grand’porte. Joseph finissait précipitamment de. répandre, sur le pavé, les joncs, les hautes herbes, les roseaux qu’il avait, le matin, coupés au marais, auxquels il mêlait des fleurs du jardin. Des parfums de menthe sauvage, de pivoines et de roses embaumaient l’air.

Les chants traînards devenaient plus distincts, et bientôt, dans un soulèvement de poussière, au tournant de la rue, un éclat de soleil piquait la croix d’argent du premier enfant de chœur.

Les vieillards, assis à la grille de leur cour, s’agenouillaient lentement, avec précaution. A côté du cortège qui s’avançait, des gamins portaient sur leurs épaules les étais destinés à recevoir les civières des saints devant les reposoirs et dont ils s’étaient emparés après force bousculades, à cause des deux sous qui devaient payer ce service. Ils accouraient au galop et déposaient ces étais devant notre chapelle.

Puis apparaissaient les saints eux-mêmes, sous de maigres arceaux feuillus et fleuris; saint Piat, notre patron, en robe d’argent; saint Roch, montrant la plaie de sa cuisse, son barbet à ses pieds; saint Sébastien, haut de deux pieds à peine, mais dont les flancs étaient percés de flèches de grandeur naturelle, de vraies flèches, et suivi de sa confrérie dont l’enseigne gonflait au vent ses broderies de soie représentant le supplice du martyr; sainte Catherine avec sa roue et la Sainte Vierge soutenue par de blanches jeunes filles.

Tous ces bienheureux, d’une étrange laideur, peints, dorés et argentés par notre peintre Fremy, passaient triomphalement, branlants et cahotés sur leur tige de fer émergeant des pivoines qui couvraient les planches des civières et parmi lesquelles les porteurs naïfs ne manquaient pas de déposer leurs rustiques casquettes.

Les frustes difformités de tous ces saints m’inspiraient un vague effroi et jamais elles ne me faisaient rire. Parfois même les nuages de l’encens, le flamboiement ondoyant des cierges les transfiguraient. Alors ils semblaient vivre d’une vie surnaturelle, et de leur bouche sacrée semblaient s’exhaler des psaumes mystiques mêlés aux beuglements des chantres et aux plaintes molles de l’ophicléide.

Le curé montait à l’autel de notre reposoir, et, tandis que les enfants de chœur balançaient leurs encensoirs, agitaient leurs sonnettes, que les roses pleuvaient, il bénissait les humbles campagnards, et le rustique cortège défilait de nouveau.

Derrière le dais de M. le curé, suivaient les notables entourant la municipalité. Je les connaissais bien; c’étaient bien les mêmes figures, et pourtant elles m’apparaissaient différentes et comme si une auréole mystique les eût entourées. Ces hommes perdaient toute vulgarité.

Ils semblaient se mouvoir dans une atmosphère divine. Et ils allaient gravement, inclinant la tête et portant respectueusement leurs gros flambeaux dont la flamme tremblait, presque invisible, et qu’ils inclinaient de temps en temps pour en répandre la cire à distance de leurs habits.

Ils s’éloignaient pour aller bientôt se perdre dans les blés, au bout du village, et disparaître comme depuis, hélas! presque tous les personnages qui composaient ce cortège se sont un à un éteints dans l’oubli.

La vie d'un artiste : Art et nature

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