Читать книгу La vie d'un artiste : Art et nature - Jules Breton - Страница 5
III
ОглавлениеMais, laissons Mlle Rosalie.
Je voudrais remonter plus loin encore dans le passé, jusqu’aux toutes premières sensations qui se détachent vaguement de cette brume confuse où ma mémoire se perd de plus en plus affaiblie: aube du commencement, lueur qui tremble indécise sur le néant. J’y vois remuer de vagues, blancheurs, et se pencher sur moi des visages aux traits effacés, sauf les yeux qui brillaient comme des étoiles; des sourires, des tourbillons vertigineux.
Lorsque je discernai un peu plus la forme des choses, on bâtissait chez nous: on ajoutait une aile au vieux corps de logis. D’immenses murailles se dressaient et, sur des échelles, dans les profondeurs de l’azur, des hommes, toujours, montaient et descendaient.
Dans un coin on avait fait un trou pour creuser une pompe, et l’eau que l’on en tira d’abord était toute blanche, et je crus que c’était du lait; du lait de la Terre! Je voulus en boire.
A cause de la santé languissante de ma mère, j’avais eu une nourrice; elle se nommait Henriette, je l’appelais Mémère. C’était une jeune veuve, brune et vive d’allure, qui m’aimait autant que ses enfants; attachement que je lui rendis jusqu’à la fin.
Pauvre et très propre, elle habitait, dans une chaumière du voisinage, une seule pièce qu’elle divisait en deux avec une étoffe commune à fleurs bleues sur fond blanc. Une fenêtre unique, s’ouvrant sur la rue, éclairait vivement une armoire de chêne soigneusement cirée, surmontée d’une étagère où brillaient, toujours luisants, quelques pots d’étain et quelques faïences rustiques. Haute cheminée crépie à la chaux, foyer noir couvert de suie gluante, quelques chaises de paille.
Lorsqu’on soulevait le rideau, on devinait à la faible lueur d’une petite vitre enchâssée dans le mur, une double alcôve que l’ombre emplissait et dont on voyait à peine les lits. C’est là que Mémère m’endormit souvent au son traînard de ses complaintes villageoises.
Lorsque je pus marcher, j’allais encore tout naturellement chez Mémère pour jouer avec ses deux petits garçons, un peu plus âgés que moi. Je préférais leur nourriture grossière à la nôtre, et j’arrivais à l’heure des repas. Henriette apportait sur le seuil de la porte ouverte la grande marmite noire toute fumante de succulentes pommes de terre fendues par la chaleur, et alentour, assis sur le sol, avec nos mains pour fourchette, nous mangions à belles dents.
Un jour, j’arrivai étourdiment et, heurtant du pied un obstacle, j’allai, de toute la force de mon élan, tomber, le menton en avant, sur le bord de la marmite qui me coupa profondément le dessous de la lèvre. Henriette accourut à mes cris et, à la vue du sang qui jaillissait, folle de désespoir, elle m’étreignit et me berça dans ses bras, marchant à pas précipités vers son jardinet ouvert sur les champs.
Or, c’était une belle après-midi de printemps, tout ensoleillée.
Ma douleur s’apaisa; je rentrai mes larmes et balbutiai: «Mémère, pleure pas, c’est rien!» Tout à coup, je montrai du doigt, au bout du jardin, une grande masse jaune, si claire, si extraordinairement claire que, rien que d’y penser, je ressens encore comme un ravissement ébloui.
Henriette comprit mes élans et mes bras tendus, et me porta vers cette merveille qui n’était autre qu’un champ de colza en fleurs. Je n’ai jamais revu de pareil champ de colza, mais tous les autres me réjouissent à cause de celui-là.
Ma nourrice m’en cueillit une branche et, depuis, tous les colzas sentent bon.
C’est vers ce temps que je connus la peur.
Mémère me rapportait un soir d’une maison assez éloignée où nous nous étions attardés. Les rues étaient noires, les toits se perdaient dans le ciel noir, et tout semblait plus noir encore à cause des filets de lumière s’échappant à travers les fentes des volets fermés, flèches de feu qui, par l’épaisse nuit, rayonnaient toutes vers mes yeux avec une obstination fascinante. J’enfonçai ma tête dans le sein d’Henriette et ne bougeai plus. On m’avait déjà parlé des horreurs de l’enfer, ce qui doubla ma peur. Tout à coup, au détour d’une rue, éclata un tumulte inouï en même temps que j’entendais une foule passer, repasser et tournoyer à mes côtés. Nous étions au milieu du vacarme: grincements de crécelles, claquements de fouets, hurlements de trompes, tonnerre de ferrailles et de casseroles. Glacé de terreur, je me serrai de plus en plus sur Henriette. Je fermais convulsivement les yeux, fronçant les paupières, et pourtant je voyais..., je voyais une légion de diables noirs qui me poursuivaient en brandissant de longues barres de fer rouge et en poussant des ricanements féroces et d’abominables cris.
Lorsque nous fûmes rentrés, j’entendis ma nourrice dire: «On corne Zaguée.»
Corner quelqu’un veut dire, chez nos paysans, lui donner un charivari.
Donc on cornait Zaguée, vieille mendiante ressemblant plus à une sorcière qu’à une personne naturelle; une tête de hibou avec des yeux rouges.
J’ai su plus tard qu’on cornait Zaguée parce que, ce jour-là, on avait baptisé un enfant attribué à une infidélité de son mari.