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IV

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J’ai vu depuis de bien magnifiques jardins, mais aucun ne m’a fait oublier celui de mon père, le premier, le seul jardin.

Entouré de murailles tapissées d’espaliers que les vignes couronnaient de leur frise verdoyante, il était régulièrement partagé par de larges voies sablées qui allaient rejoindre les voyettes bordées d’oseille, faisant le tour des côtés. A l’endroit où elles se croisaient, des poiriers se recourbaient en dôme.

Un vrai jardin français, avec ses divers plans de légumes et ses plates-bandes fleuries.

A l’entrée, entre deux pelouses, au milieu d’une corbeille d’anémones, s’élevait une basse colonne de marbre dont le chapiteau servait de table à un cadran solaire.

Mais la merveille du jardin, c’étaient, aux quatre coins, les marmousets de pierre qui luisaient au soleil, juchés sur de hauts fûts de bois peints en vert.

Ils représentaient les Saisons.

Le Printemps, l’Été et l’Automne, dodus et joufflus, portaient, l’un sa corbeille de fleurs, l’autre sa gerbe, et le troisième son pampre chargé de raisins noirs. Quant à l’Hiver, je ne sais pourquoi il ne ressemblait pas aux autres. Une femme nue, la tête et les épaules seules couvertes d’une façon de sac, le représentait dans de plus grandes proportions.

Repliée sur elle-même, ratatinée par le froid, cette figure semblait grelotter malgré quelques tièdes tisons flambant à ses pieds.

Cette différence inharmonique me rendait rêveur. Sans doute, cette statue, après un désastre, remplaçait l’ancien Hiver à jamais brisé, car elle était plus neuve et ses formes, plus sveltes, ne disparaissaient pas encore sous les nombreuses couches de badigeon qui, depuis bien longtemps, chaque année, rafraîchissaient les marmots.

Tel ce jardin mon paradis! Là, au milieu des insectes et des fleurs, s’ouvrirent mes premières sensations, mes premières rêveries.

Souvent, loin de tout bruit, je m’étendais au soleil, le dos sur la pelouse. Je voyais contre mes joues s’allonger les grandes herbes qui semblaient hautes comme des arbres, et je laissais ma fantaisie errer au loin, au plus profond de l’air, avec les nuages, tandis que chez le voisin un immense peuplier étendait à l’infini ses rameaux remuant dans l’azur.

A chaque secousse de la brise, chaque branche agitait des flocons de graines cotonneuses qui, se détachant, venaient mollement tomber à mes pieds. Et, tout au fond, au plus noir de l’arbre, des échappées de ciel scintillaient comme des étoiles bleues. Et les hirondelles passaient, tournoyaient, planaient, et elles montaient si haut et elles devenaient si petites, que je les confondais avec les pucerons qui s’abattaient à mes côtés sur les pissenlits.

Des massifs de fleurs mêlées entouraient la pelouse. Parmi les abeilles et les mouches aux vols d’or, d’émeraude et de pourpre, le sphinx de jour, tout à coup, comme un éclair, fondait et, sans jamais s’arrêter, errait par bonds rapides, de corolles en corolles, et, planant, les ailes invisibles, il y enfonçait sa trompe ténue, qui s’allongeait puis s’enroulait comme un cor de chasse. Et quel délicat orchestre accompagnait ces visions pures! Ce n’étaient que bourdonnements, bruissements, murmures, bruits d’insectes frôlant les roses et d’oiseaux aiguisant leurs becs.

Où retrouver l’ineffable volupté de ces bruns crépuscules, quand les fleurs rouges étaient déjà noires et que les bleues brillaient claires encore. Les scarabées étourdis se heurtaient à mon visage, les papillons de nuit décrivaient vaguement dans l’ombre les brusques zigzags de leurs vols, et, à travers les arbres, la lune faisait trembler de pâles fantômes sur les murs. J’éprouvai du plaisir à m’enfoncer dans les endroits les plus noirs, sous les ramures, et à sentir de mystérieux frissons d’effroi me courir dans le dos en voyant s’agiter à terre quelque bête nocturne, musaraigne ou salamandre.

Le silence profond n’était interrompu que par le frisson furtif d’un oiseau que je réveillais, ou par cet étrange bruit que la brise apportait en sourdine du marais lointain, le coassement saccadé des mille grenouilles qui poussaient là-bas leur vacarme coutumier et par le crépitement grêle et touffu des innombrables sauterelles. Un de ces soirs qu’on m’avait laissé m’attarder au bout de l’allée, l’idée d’en faire tomber des hannetons, je suppose, me fit secouer fortement un rosier; mais ce qui tomba de l’arbuste se mit à sauter dans la plate-bande. Les hannetons ne sautent pas, les grenouilles ne vont pas sur les rosiers?... Il y avait là je ne savais quel mystère, qui me fit tressaillir de plaisir et de peur... Oui, de petites bêtes sautaient et caracolaient entre les fleurs...

Je tremblais, mais j’eus la hardiesse de mettre la main sur un de ces petits êtres extraordinaires... O joie! je sentis des plumes! Ce rosier abritait un nid!...

Lorsque je reporte mes regards bien loin dans le mystère du passé, je retrouve, mêlée aux fleurs du jardin, une petite fille toute blonde, toute rose, aux yeux bleus. C’était ma sœur Julie, qui m’avait précédé de deux ans dans ce monde, et qui devait si tôt le quitter.

Les grands événements frappent peu les enfants, et je ne me souviens pas de sa mort, qui, m’a-t-on dit, a entraîné celle de ma mère inconsolée. — Mais je me rappelle qu’un jour elle s’était suspendue à un échelon, les pieds rasant le sol, et, se balançant, et renversant sa charmante tête d’où ruisselaient les blondes boucles, elle chantait, de sa petite voix douce, un couplet que je n’ai plus entendu depuis, et dont j’ai retenu les deux vers suivants:

«Des souliers gris

Pour aller au Paradis...»

Je retrouve encore parmi les reliques de ma famille une boucle de ses cheveux, qui semble avoir gardé un rayon du soleil d’autrefois.

La vie d'un artiste : Art et nature

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