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LE TESTAMENT D’UN CŒUR BRISÉ
Une demi-heure après la rentrée de Robert, l’abbé Trumelle parut dans la maisonnette de Jeanne. Un rayon de soleil jouait en ce moment sur le front de ses deux plus jeunes enfants. L’aîné rangeait le ménage, touten surveillant le pigeon, qui avait reçu après mûre délibération le nom de Bijou. En reconnaissant le saint vieillard, le front de Jeanne se rasséréna.
Robert présenta la meilleure chaise de la maison à l’abbé Trumelle; puis Jeanne, attirant Robert sur son cœur, lui dit en l’embrassant:
–J’ai besoin de causer avec monsieur le curé, emmène tes frères.
Robert fit un signe d’obéissance, et sortit avec Jean. Cri-cri portait Bijou perché sur son poing.
La malade prit la parole:
–Monsieur le pasteur, dit-elle, je vous ai fait demander pour implorer de vous un conseil... Je dois achever le testament de mon cœur avant de me préparer à la mort... et, je le sens bien, la mort est proche. Si je n’avais trois enfants, confiante dans la miséricorde du Seigneur qui est le père de tous les souffrants, j’irais vers lui sans crainte et sans regret; mais je laisse des orphelins; je ne veux pas qu’ils assistent à mes derniers moments. Quand leur père expira, je les cachai dans mes bras, afin qu’ils n’eussent point le douloureux spectacle de son agonie... Cette fois, personne ne serait là pour leur enlever l’effroi d’un tel spectacle... J’ai résolu de le leur épargner... Je ne suis pas absolument seule au monde... Il me reste un frère, demeurant à Paris, rue des Moineaux, 17... Je le crois à son aise... Les préoccupations de son commerce lui ont fait oublier sa pauvre sœur, restée journalière au village... mais je ne doute pas qu’il ne réponde à l’appel que j’ai résolu de faire à sa tendresse fraternelle... Son caractère est bien un peu brusque et fantasque; il tient à l’argent, si difficile à gagner, même à Paris... mais, s’il reste un peu égoïste, il n’est pourtant pas un méchant cœur... Je recommanderai à mes enfants de se montrer respectueux, obéissants envers leur oncle Magloire, et Ma Magloire acceptera le legs de sa sœur mourante... On a beau avoir vécu seul, occupé de sa fortune, oublieux des autres: la voix du sang finit par parler haut dans le fond du cœur... Autrefois Magloire n’avait pas approuvé mon mariage avec Maclou: il reprochait à cet honnête homme de n’être pas assez riche; une légère froideur se glissa dans nos relations... Ce n’est point la faute des enfants, et Magloire ne leur en gardera pas rancune... En confiant les orphelins à mon frère, je leur donne un protecteur et je leur épargne un violent désespoir... Si je laisse mes enfants au village, il se passera bien du temps avant qu’ils soient en état de gagner leur vie; vingt métiers leur seront offerts à la ville, métiers intelligents et lucratifs. Mon frère les guidera dans le choix de celui qu’ils devront exercer... Avant de rien décider cependant, avant de rien résoudre, j’ai voulu, monsieur le curé, vous consulter sur mon idée...
–Si j’écoutais l’amitié que je porte à vos enfants, Jeanne, je vous dirais de les laisser au village... Mais leur oncle est seul, riche: mieux vaut les rapprocher d’un parent qui ne manquera pas de leur être utile... Quant à les faire quitter le pays avant que le Seigneur ait disposé de vous, c’est un héroïque sacrifice; je l’approuve, car le Seigneur vous l’inspire...
Jeanne pria l’abbé Trumelle de lui écrire une lettre pour son frère.
Le curé, à qui ses paroissiens ignorants demandaient souvent à l’improviste un service semblable, tira de sa ceinture son bréviaire renfermant une feuille de papier, et de sa poche, une plume et une écritoire de corne. Alors, sous la dictée de Jeanne, il écrivit une lettre touchante, par laquelle la paysanne suppliait son frère d’accueillir avec bonté les orphelins qu’on confiait à sa garde.
Elle ajouta plus loin une autre page adressée à Robert et à ses frères, remettant par ce testament suprême ses deux plus jeunes enfants aux soins de Robert. Elle terminait en les suppliant de s’aimer, comme elle les avait aimés, de se protéger mutuellement, de garder son souvenir et de prier pour elle. «Plus tard, disait-elle en terminant, vous comprendrez quel sacrifice a fait pour vous ma tendresse.»
La voix de la pauvre mère faiblit en prononçant ces derniers mots. Quand sa lettre fut finie, la malade prit la plume, et traça d’une main tremblante une croix inégale au bas de ce testament d’un cœur brisé.
Le curé ajouta rapidement deux lignes, cacheta la lettre, écrivit sur l’adresse: Magloire Reboux, épicier, 17, rue des Moineaux, , Paris; puis, ayant béni Jeanne, il rappela ses enfants.