Читать книгу Les robinsons de Paris - Raoul de Navery - Страница 9
ОглавлениеVII
LES SALTIMBANQUES.
–Hé! l’aubergiste, cria l’homme, peut-on manger dans votre gargotte?
–D’abord, répondit maître Luc, propriétaire de l’auberge, mon immeuble n’est pas une gargotte; ensuite, lisez l’enseigne, et vous verrez que je loge à pied et à cheval... Seulement, faut vous en prévenir d’avance... Crédit est mort.
–Qu’est-ce que c’était que Crédit? demanda Cri-cri à Robert.
–Un être dangereux, probablement.
–Ah! Crédit est mort! répéta l’homme à l’habit vert avec une grimace; mais la Charité le remplace, car je vois également sur votre enseigne: Ici on donne à boire et à manger.
–Voyez-vous, reprit le père Luc, pas de finasseries: le picotin d’avoine tant... la soupe tant... le cidre tant... que faut-il vous servir?
–Du foin pour le cheval, et ce que vous avez de meilleur pour moi, la femme et la fillette.
–Et le petit que vous oubliez?
–Ilne soupera pas, il a refusé de travailler.
Un hurlement sauvage, un grognement sourd, des cris discordants sortirent en ce moment de la voiture.
–Et les bêtes! s’écria la femme en jupe rose, nous allions oublier les bêtes.
L’homme à l’habit vert se tourna vers le père Luc:
–Avez-vous une chèvre morte, un cheval malade ou poussif à me vendre, pour le loup, la hyène et l’ours...?
Robert et ses frères se serrèrent l’un contre l’autre.
Luc se contenta de répondre:
–J’ai votre affaire... un mouton, mort ce matin de la clavelée; il fera un excellent souper pour vos carnassiers.
Tandis que la femme de Luc prépàrait le repas, l’aubergiste apporta les membres saignants du mouton et les jeta sur le sol.
–Mulot, dit le saltimbanque, sers le dîner de Bouton-de-Rose, Frisette et Nini.
Les dents de l’enfant, que l’homme à l’habit vert appelait Mulot, claquèrent d’épouvante. Il secoua la tête en signe de refus. Le saltimbanque s’avança furieux et, d’un coup de pied, il lança l’enfant sur le pavé.
Robert courut le relever, et vit avec effroi que la figure du pauvre petit était couverte de sang.
Le misérable bourreau poussa un juron formidable, mais il craignait, sans doute, que sa brutalité n’eût des suites graves, car, au lieu d’exiger de Mulot qu’il servît le souper des bêtes, le saltimbanque prit les quartiers de mouton et les porta dans la voiture, sans plus se soucier de sa victime que d’un chien galeux.
Il sortit de la charrette au moment où Luc criait d’une voix formidable:
–Le cidre s’échauffe et la soupe froidit.
L’homme à l’habit vert entra dans la salle d’auberge; et une minute après, les rires de la fillette et les éclats de voix du saltimbanque et de sa femme apprirent aux trois enfants de Jeanne qu’ils faisaient honneur au repas de l’aubergiste.
Pendant ce temps les bêtes enfermées dans la charrette hurlaient, miaulaient et grognaient, tandis que le per-– roquet répétait sur tous les tons:
–Jacquot n’a pas déjeuné! Vive la France! Du rôti! du rôti!
Et que la pie, chargée de dire la bonne aventure dans les foires et les marchés, disait d’une voix de fausset:
–Qui veut savoir sa destinée pour deux sous?
Robert avait conduit Mulot sur le tronc d’arbre où, un moment auparavant, il s’était assis pour dîner avec ses frères. Doué d’un sang-froid au-dessus de son âge, et comprenant bien qu’il devait maîtriser ses émotions de terreur ou de dégoût afin de rendre service, Robert lava la blessure du petit garçon avec l’eau de la source, posa dessus quelques feuilles fraîches, ouvrit son paquet, en tira un de ses mouchoirs qu’il déchira, et banda le front de Mulot.
–Vous êtes bon! lui dit celui-ci.
–On doit toujours être bon, répondit Robert.
–Pourtant Mucidor est mauvais.
–Qui çà, Mucidor? Ton père? demanda Cri-cri.
–Ce n’est pas son père1répliqua vivement Robert; son père ne le traiterait pas de la sorte.
–Non, dit Mulot, c’est le maître. Il veut me faire croire que je suis son fils, mais je me souviens bien de mon vrai père: il m’aimait, il m’embrassait, il travaillait pour me nourrir... Comme il couvrait des maisons, il passait toute la journée sur les toits... Il est tombé... je ne l’ai plus revu... Ma mère est morte... Mucidor m’a ramassé sur la grande route et il m’a gardé...
–Il te batt?
–Tous les jours.
–Tu ne sembles pas méchant, cependant...
–Non, mais je désobéis.
–Pourquoi désobéis-tu?
–J’ai peur des bêtes, répondit Mulot en baissant la voix; si vous saviez comme elles sont effrayantes... Frisette surtout, la hyène, avec ses dents pointues, son poil qui se hérisse sur son dos... Le maître me force à entrer dans sa cage, à lui donner à manger, à jouer avec elle comme avec un chat... et j’ai peur, ah! j’ai peur!
–Pauvre petit! fit Robert avec compassion.
–Et ce n’est pas tout, reprit Mulot; avec Bouton-de-Rose, l’ours brun, c’est autre chose! Il faut que je mette ma tête dans sa gueule, et d’un coup de dent il pourrait me broyer le crâne.––
–Et si tu ne faisais aucun de ces horribles exercices...
–On me laisserait mourir de faim.
–Tu souperas ce soir, du moins, dit Robert; et, ouvrant son bissac, il étala de nouveau ses provisions.
Cri-cri puisa de l’eau dans le gobelet, et Jean cueillit le cresson, tandis que Robert coupait les tranches de pain et de lard dans lesquelles Mulot mordit bientôt avec avidité.
–Pourquoi êtes-vous si bons pour moi? demanda le petit saltimbanque; vous ne me connaissez pas...
–Tu es malheureux, nous te devons protection; c’est la loi de la charité, et notre mère nous a recommandé de n’y jamais manquer.
–Où demeurez-vous? demanda Mulot.
–Notre mère nous envoie chez mon oncle, à Paris.
–Et vous y allez tout seuls.
–Oh! je suis presque un homme! répondit Robert; et puis nous avons des papiers. t
–Le maître parle bien souvent d’aller à Paris, je serais bien heureux de vous y retrouver.
–Moi aussi! répondit Cri-cri en embrassant Mulot.
Une seconde après, le saltimbanque Mucidor sortit en titubant de l’auberge.
–A la niche! cria-t-il à Mulot.
L’enfant se leva tout tremblant.
Apprenez-moi vos noms, dit-il aux enfants de Jeanne, afin que je me rappelle mieux encore ceux qui m’ont consolé et nourri.
–Cri-cri! dit le plus jeune, la sauterelle des blés, le grillon des cendres, la petite bête du bon Dieu.
–Jean, ajouta le cadet d’une voix plus grave.
–Et moi Robert, fit l’aîné... Adieu, pauvre petit... Si nous sommes heureux, nous songerons à toi, pour regretter que tu ne partages pas notre bonheur, et quand nous souffrirons, afin de nous encourager à la patience par cette pensée qu’il est encore des enfants plus malheureux que nous.
–A la niche! à la niche! hurla Mucidor, en faisant claquer une lanière de cuir.
Mulot escalada le marchepied de la carriole, et un moment après, les grognements de Bouton-de-Rose, les glapissements de Frissette et les sanglots de Mulot se confondirent.