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CHAPITRE XIII.
ОглавлениеMémoire des princes; triumvirat; terreur qu’il cause; mouvemens dans la noblesse et dans le tiers-état; conduite du parlement; assemblée du tiers-état de la banlieue; agitation à la cour; perplexité des ministres; mouvement extraordinaire dans la capitale; assemblée des trois ordres dans leurs différentes sections; détails sur ces assemblées; avances de la noblesse; comment elles sont reçues; impostures contre le parlement; confiance du roi et de la reine; nouvelle agitation à la cour; opinion du roi sur plusieurs députés; son goût pour les écrits du jour; scène burlesque au palais-royal; division dans chacun des trois ordres de Rouen; première assemblée des électeurs de Paris; proclamation pour l’ouverture des états-généraux,
Avril1789.
J’EN suis fâché pour l’honneur des Parisiens, mais j’écris une histoire et non une fable; je dirai donc que dupes, dans les instans qui ont décidé de la révolution, des prestiges dont des fourbes ont alimenté leur aveugle crédulité, ils se sont créés, à l’exemple du chevalier de la Manche, des ennemis imaginaires, et ont chanté ensuite avec une emphase qui les a rendus la fable de l’Europe, des victoires phantastiques. Ils ne s’étoient point encore réunis pour nommer leurs électeurs, et déja ils croyoient voir une armée nombreuse campée aux portes de leur ville. Un roi toujours bon, toujours confiant les appelloit autour de son trône, et ils se représentoient ce trône gardé par des monstres prêts à les dévorer. Une terreur panique leur grossissoit les objets, et leur imagination avoit créé un formidable triumvirat, qui devoit briser l’idole encensée par les factieux et les sots, et dissoudre les états-généraux avant qu’ils fussent nés. Les triumvirs, soit-on, étoient Messieurs le comte d’Artois, les princes de Condé et de Conty, et on ne manquoit de se persuader que l’âme de cette effrayante association étoit la reine, qui cepandant toute entière à la doueur que lui occasionoit la maladie de son fils et de son frère, ne prenoit aucune part aux affaires publiques.
Avec de telles dispositions, quel effet pouvoit produire le mémoire des princes? Il fut regardé comme le manifeste d’une guerre qui alloit se déclarer contre le tiers-état, mais particulièrement contre les habitans de la capitale. La postérité portera un autre jugement de cet écrit; elle s’étonnera de ce que les ministres, après l’avoir lu, n’ont pas tremblé pour leur roi et pour la monarchie. Elle ne saura si ces quelques lignes contiennent une prédiction ou une histoire de la révolution. Jetions un coup-d’œil sur ce prétendu manifeste; les princes y disoient au roi:
«Sire, l’état est en péril… Une révolution se prépare dans les principes du gouvernement; elle est amenée par la fermentation des esprits. Des institutions réputées sacrées, et par lesquelles cette monarchie a prospéré pendant tant de siècles, sont converties en questions problématiques, ou même décriées comme des injustices…
» Tout annonce, tout prouve un système d’insubordination raisonné, et le mépris des lois de l’état. Tout auteur s’érige en législateur; l’éloquence ou l’art d’écrire, même dépourvu d’études, de connoissances et d’expérience, semblent des titres suffisans pour régler la constitution des empires: quiconque avance une proposition hardie, quiconque propose de changer les Jois, est sûr d’avoir des lecteurs et des sectateurs…
» Les opinions qui auroient paru il y a quelque tems les plus repréhensibles, paroissent aujourd’hui raisonnables et justes; et ce, dont s’indignent aujourd’hui les gens de bien, passera dans quelque tems peut-être pour régulier et légitime, Qui peut dire où s’arrêtera la témérité des opinions? Les droits du trône ont été mis en question.... Bientôt les droits de la propriété seront attaqués; l’inégalité des fortunes sera présentée comme un objet de réforme; déjà on a proposé la suppression des droits féodaux, comme l’abolition d’un système d’oppression, reste de la barbarie…
Il est encore des malheurs plus instans. Dans un royaume où depuis si long-tems il n’a point existé de dissentions civiles, on ne prononce qu’avec regret le nom de scission; il faudroit pourtant s’attendre à cet événement, si les droits des deux premiers ordres éprouvoient quelque altération; alors l’un de ces ordres, ou tous les deux peut-être, pourraient méconnoître les états-généraux et refuser de confirmer eux-mêmes leur dégradation…
» Qui peut douter du moins qu’on ne vit un grand nombre de gentilshommes… faire des protestations… les signifier à l’assemblée des états: ... Ainsi cette assemblée si désirée et si nécessaire ne serait qu’une source de troubles et de désordres.
» L’ame noble, juste et sensible de votre majesté, pourroit-elle se déterminer à sacrifier, à humilier cette brave, antique et respectable noblesse, qui a versé tant de sang pour la patrie et pour les rois, qui plaça Hugues Capet sur le trône, qui arracha le sceptre de la main des Anglois pour le rendre à Charles VII, et qui sut affermir la couronne sur la tête de l’auteur de la branche régnante.....
» Les princes soussignés demandent à donner l’exemple de tous les sacrifices qui pourront contribuer au bien de l’état, et à cimenter l’union des ordres qui le composent.
» Que le tiers-état prevoie quel pourrait être, en derniere analyse, le résultat de l’infraction des droits du clergé et de la noblesse, et le fruit de la confusion des ordres. Par une suite des lois générales qui régissent toutes les constitutions politiques, il faudrait que la monarchie française dégénérât en despotisme ou devint une démocratie; deux genres de révolution opposés, mais tous deux funestes…
» Votre majesté s’élevant par ses vertus, au-dessus des vues ordinaires des souverains jaloux et ambitieux de pouvoir, a fait à ses sujets des concessions qu’ils ne demandoient pas; elle les a appelés à l’exercice de droits dont ils avoient perdu l’usage et presque le souvenir. Le grand acte de justice impose à la nation de grandes obligations; elle ne doit pas refuser de se livrer à un roi qui s’est livré à elle …
» Daignez, SIRE, écouter le vœu de vos enfans, dicte par l’intérêt le plus tendre et le plus respectueux, par le désir de la tranquillité publique, et du maintien de la puissance du roi, le plus digne d’être aimé et obéi, puisqu’il ne veut que le bonheur de ses sujets».
Voilà ce que l’on appella le manifeste des princes. Le plébéien le plus obscur auroit-il tenu un langage plus respectueux? Quant aux alarmes qui y étoient énoncées, le tems ne les a-t-il pas justifiées? et les princes étoient-ils les ennemis de la nation, parce qu’ils faisoient entendre ce dernier cri en faveur de la monarchie, dont leur naissance les constituoit les protecteurs en faveur de la noblessse dont ils étoient membres?
Ce mémoire fut signé par MM. d’Artois, de Conde, de Bourbon, d’Enghien et de Conti. Il aigrit les esprits du tiers-état, et à la cour même il produisit une sensation défavorable à ceux qui l’avoient présenté. M. Necker qui y vit une censure de ses projets, crut qu’on en vouloit à son crédit. Le roi l’accueillit avec froideur, et pour toute réponse dit qu’il le présenterait à l’assemblée des états. Sa majesté parut d’ailleurs fatiguée de ces sortes de réclamations; elle étoit décidée à laisser agir M. Necker qui promettoit toujours beaucoup.
Le ministre cependant n’étoit pas sans inquiétude; il affectoit au dehors de la sécurité; mais intérieurement il devoit appréhender l’issue des innovations qu’il avoit provoquées. Ce n’étoit pas sans raison qu’il accéléroit de toutes ses forces, la tenue de L’assemblée nationale. Le trésor public étoit épuisé, et le crédit nul. Les créanciers de l’état éprouvoient des craintes et ne les dissimuloient pas; les bruits d’une honteuse banqueroute se renouvelloient.
Le remède étoit donc instant; le tiers-état n’en connoissoit et n’en vouloit pas d’autre que celui qui serait indiqué par les états-généraux eux-mêmes. Tel étoit le préjugé à cet égard qu’on eût mieux almé voir périr la patrie, que de devoir son salut à tout autre moyen. On étoit autant effrayé par les projets qui avoient pour but de régénérer le royaume, sans le secours de ses représentans, qu’on étoit rassuré par ceux qui exageroient les malheurs publics. On craignoit une coalition de la part des compagnies de finances. Il étoit môme fort question d’une offre qu’on prétendoit qu’elles avoient faites de combler le déficit, si on vouloit leur laisser percevoir pendant un certain nombre d’années les revenus publics, et fixer les dépenses pour la maison du roi, et pour les différens départemens. Plus l’existance d’un tel projet étoit vraisemblable, et plus on trembloit qu’il ne se réalisât.
La crainte donc que la cour n’imaginât quelque expédient qui améliorât les finances, et n’échappât à la dépendance des états, pour les autres branches d’améliorations, ne fit que redoubler l’ardeur de mettre les députés en état de paraître à Versailles, à l’époque indiquée. On étoit à Paris dans une grande impatience; tout s’y disposoit pour les élections, et on ne faisoit que s’y affermir, dans la résolution de ne point obéir au réglement, pas même à la disposition qui vouloit que la taxe à un écu de six livres de capitation, fût une qualité nécessaire pour être éligible.
La noblesse s’agitoit aussi: plusieurs gentilshommesse réunirent chez M. le duc d’Aumont; il s’y en trouva environ380dans la première assemblée; dans la suivante, dix seulement s’y rendirent, et trois jours après, le duc resta seul.
De tous les nobles, celui qui faisoit le plus de bruit, étoit celui qui auroit dû en faire le moins: le Marquis de Villette, désolé de n’avoir pas réussi dans son bailliage, et croyant que l’exemple du comte de Mirabeau étoit un bel exemple à suivre, voulut tenter la même manoeuvre. Il racontoit dans toutes les sociétés qui l’admettoient, et faisoit répéter par mille bouclies, qu’il avoit aussi déserté son ordre, qu’il en avoit abjuré et les priviléges et les principes, et que la certitude qu’il en avoit donnée à son bailliage, lui avoit attiré pour ennemis deux des triumvirs, MM. de Coudé et de Conti. Ces deux princes, disoit-il, cherchoient à le perdre dans l’opinion publique; ils ne lui pardonnoient pas d’avoir voté dans son cahier, pour l’entière suppression des capitaineries. A ces plaintes qui n’étoient que ridicules comme elles étoient sans fondement, le noble apostat ajoutoit mille dégoûtantes flagorneries pour le troisième ordre. Il assuroit celui de Paris, que le tiers-état de Senlis l’avoit accueilli avec empressement, et fêté; et que par reconnoissance, il avoit pris place dans l’assemblée des trois ordres, non parmi les nobles, mais sur le banc du tiers-état.
Toutes ces protestations intéressées de dévouement n’émurent pas les bourgeois de Paris; ils ne se montrèrent pas jaloux de faire sur les nobles, une telle conquête; le marquis de Villette fut laissé dans la foule. Désespéré d’une nullité qui trompoit son ambition, et jaloux de servir a quelque prix que ce fût, la cause de la révolution, il s’est vu réduit à associer sa morale aux mensonges d’un journaliste.
Comme le marquis de Villette, presque tous les gentilshommes qui avoient échoué dans leurs bailliages, accouroient à Paris, pour s’y trouver aux élections, et dans l’espoir d’être plus heureux sur ce nouveau théâtre. On remarquoit moins d’empressement en apparence parmi les membres du parlement. la compagnie entière avoit une contenance gênée, et pressée à son tour, par le mouvement qui entraînoit tout, elle sembloit ne savoir quelle direction tenir. Les nouvelles opinions s’y étoient glissées, et y avoient conquis des prosèlytes; mais la masse resta innébranlable, et jusqu’au dernier coup qui l’a brisée, les yeux se sont arrêtés avec complaisance sur cette portion de l’ancien édifice, que les ruines qui l’environnoient rendoient encore plus majestueuse. La calomnie qui a survécu à sa dissolution, ne cessoit pas pour cela de les combattre, il parut sous le nom du tiers-état de Bretagne, une brochure extrêmement injurieuse contre cette cour; elle étoit principalement dirigée contre M. Séguier. On y renouvelloit sur le compte de ce magistrat, un des hommes les plus éloquens de ce siècle, toutes les impostures tant de fois répétées par les nombreux ennemis que lui a valu la sévérité de son ministere.
Fatigué de frapper sans cesse du glaive des lois, de vils libellistes, le parlement garda le silence sur cette nouvelle attaque; mais le tiets-état de Bretagne ne désavoua pas la production. Il passa même pour constant qu’elle étoit l’ouvrage de cet ordre, et qu’elle avoit été principalement rédigée par un des avocats, qui depuis ont combattu dans l’assemblée nationale, les parlemens, avec opiniâtreté. Cet écrit étoit un présage de tout ce qu’oseroient se permettre contre les compagnies souveraines, des hommes qui, avant même de les juger, faisoient profession d’une telle partialité.
Pour le tiers-état de Bretagne, comme pour le parlement de Paris, les choses avoient absolument changé de face: le premier pouvoit impunément braver et outrager ses ennemis. La noblesse de la province sembla vouloir se rapprocher de lui, et enter en accommodement. Ses intentions furent connues; mais au lieu de les seconder, on ne lui laissa pas ignorer que des avances même formelles de sa part, ne seroient pas accueillies.
18avril. L’impassibilité du parlement de Paris étoit impérieusement commandée par les circonstances; il eût été imprudent et inutile pour cette compagnie, de de heurter des passions qui n’avoient plus de frein, et qui se dirigeoient contre elle. On ne vouloit point du bien qu’elle pouvoit faire, et on redoutoit son influence sur les résolutions de la cour. Elle tint à la veille des élections, une assemblée qui donna beaucoup à penser. Cette assemblée commença à six heures du soir; quelques pairs s’y trouvèrent; il n’y fut pris aucune détermination importante; mais elle donna lieu aux conjectures les plus étranges. Les uns disoient que c’étoit par ordre du roi, et pour des affaires majeures, que les magistrats s’étoient assemblés; d’autres publioient que c’étoit d’eux-mêmes; qu’ils s’étoient réunis pour préparer des accusations contre M. Necker, et lui faire son procès.
Le parlement n’auroit pas pu commencer plus mal à propos son attaque contre l’idole du peuple, car ce même jour là les électeurs du tiers-etat de la an lieue de Paris s’assemblèrent dans une des salies de l’archevêché; par la conduite qu’ils y tinrent, et par les discours qu’ils fisent entendre, il fut aisé de juger que c’eût été un excès de délire capable ce pro duire les plus grands malheurs, que d’entreprendre même de hasarder une simple opinion défavorable au ministre que le tiers-état regardoit comme une divinité tutélaire.
Cette assemblée avoit attiré plusieurs curieux, et jamais image plus dégoûtante ne s’étoit offerte à leurs yeux. Qu’on se figure une foule innombrable d’hommes pressés les uns contre les autres, ceux-là assis, ceux-ci debout, d’autres qui ayant pris outre mesure du vin qu’on leur avoit servi a discrétion, etoient nonchalemment étendus sur des bancs, et presentoient des postures hideuses. La grossiéreté de l’accoutrement, des propos, des manières de la plupart d’entr’eux ajoutoit à la difformité des spectateurs. L’air qu’on respiroit dans cette salle etoit infect, et un bruit effroyable s’y faisoit entendre. C’étoit un mêlange confus de voix discordantes, qui toutes vouloient dominer les unes sur les autrus. Lorsqu’un homme, dont l’habillement annonçoit une condition au-dessus du vulgaire, vouloit parler, on lui crioit de toutes parts: êtes-vous noble? S’il l’etoit, on l’obligeoit de quitter sur-le-champ l’assemblée; les huées et les sarcasmes le conduisoient jusqu’à la porte. Un chevalier de Saint-Louis ayant insisté pour qu’il lui fût permis d’énoncer son opinion, fut brutalement et de force traîné hors la salle. Après lui, un particulier non décoré, mais décemment vêtu, fit entendre quelques phrases; tout-à-coup un homme, la tête couverte d’un bonnet de laine, ayant des sabots à ses pieds, et un tablier de cuir devant lui, se leve, et crie à l’orateur: taisez-vous, vous êtes entaché de noblesse, et il fallut que l’orateur se tût.
Les propos et mille autres de ce genre prouvèrent que la haine qui les dictoit étoit inspirée, et ils durent faire pressentir à la noblesse que le moment étoit venu où les craintes que MM. d’Artois, de Coudé et de Conti avoient consignées dans leur mémoire alloient se vérifier.
19. Le peuple devenoit tous les jours plus injuste envers ces trois princes; mais tous les jours aussi il ajoutoit à la confiance qu’il accordoit à M. le duc d’Orléans. Quoiqu’on n’ignorât à la cour, ni le crédit dont celui-ci jouissoit auprès de la multitude, ni les moyens par lesquels il se l’étoit acquis, on n’y avoit rien diminué de la considération due à sa qualité de premier prince du sang. Les négociations pour le mariage de la princesse sa fille, avec M. le duc d’Angoulême, n’étoient point encore rompues. Il présenta même, accompagné de madame la duchesse d’Orléans, la jeune princesse au roi, à la reine et au duc d’Angoulême, à qui on permit de baiser la main de la princesse qu’il ne devoit jamais épouser. Leurs majestés firent dans cette circonstance, à M. le duc et à madame la duchesse d’Orléans, l’accueil le plus gracieux. Les princes de Coudé et de Conti, au contraire, qui étoient présens à cette entrevue, en furent vus très-froidement.
Cette marque de mécontentement donnée aux deux princes n’étoit point, comme on le crut dans le public, une ruse de cour. Leurs majestés avoient réellement du déplaisir des démarches qui s’étoient faites à leur insçu, pour porter M. de Machault au ministère. Celui-ci écrivit au roi, pour lui faire agréer son refus. M. de Montmorin, en remettant la lettre à sa majesté, sembla vouloir l’engager à ne point avoir égard à ce refus. Le roi repoussa ces avances avec une telle indignation, que M. de Montmorin crut sa disgrace certaine. Il fut si affecté d’avoir déplu au roi, qu’il en tomba malade.
M. de Villedeuil se trouva indisposé dans le même tems; le public le croyoit entièrement dévoué au triumvirat, et lui attribuoit une part à l’intrigue qui s’étoit formée pour M. de Machault. Cette intrigue agita la cour, et y causa un léger orage qui gronda quelque tems sur la tête de tous les ministres. Il fut même question de rappeller M. de Breteuil; et à Paris, où les regards se tournoient toujours sur M. Necker, on se disoit avec effroi que le ministère alloit être entièrement renouvellé, et qu’il seroit au nombre des disgraciés.
20et21. L’agitation de la capitale étoit bien autre que celle de la cour. Quand on voyoit tous les mouvemens que se donnoient les Parisiens, on se croyoit dans un autre siécle, dans un autre monde. Les régimens des gardes-françoises et gardes-suisses étoient en armes, de nombreuses patrouilles parcouroient les rues; la halle étoit environnée de soldats. Ecclésiastiques, nobles, bourgeois, chacun se rendoit aux assemblées. En contemplant cet appareil de guerre, ce concours d’habitans quittant leurs foyers pour se précipiter dans les églises, on eût dit qu’un danger imminent menaçoit Paris, et que la face entière de l’empire alloit être changée.
Les assemblées de la noblesse ne furent pas aussi nombreuses qu’on s’y étoit attendu; il y en eut même une où il ne se trouva pas plus de cinq vôtans. Il ne s’éleva pas non plus de grandes difficultés sur la vérification des titres de noblesse. M. Quatremère, décoré du cordon-noir, fut le seul exclu de l’assemblée où il se présenta, et cette exclusion n’étoit pas fondée, puisque sa décoration l’aggrégeoit bien réellement à l’ordre de la noblesse.
On craignoit que les assemblées du tiers-état ne fussent beaucoup plus tumultueuses; outre qu’elles étoient en général très-nombreuses, il étoit à croire que le parti qu’avoit pris une très-grande partie des habitans, de ne pas se soumettre a la formalité qui exigeoit que, pour être admis parmi les vôtans, on produisît ou une quittance, ou un avertissement de 6livres de capitation, n’élevât des contestations, ne suscitât des querelles, mais on ne se montra pas plus difficile sur cette condition d’éligibilité, que sur les autres dispositions du réglement.
Les différentes assemblées du tiers-état s envoyèrent mutuellement des députations; elles en reçurent aussi de quelques-unes des sections de la noblesse. j’ai sous les yeux, en écrivant ceci, les procès-verbaux de toutes ces assemblées. En les comparant, je vois que le récit de ce qui se passa dans toutes est exactement le même; de sorte qu’en présentant à mes lecteurs l’extrait d’un de ces procès-verbaux, je leur aurai donné l’histoire de chacune de ces assemblées élémentaires, histoire qu’il importe de recueillir, et que la postérité aimera à lire, comme on aime à remonter aux sources qui produisent de grands fleuves. Je prends donc au hasard le procès-verbal de l’assemblée du tiers-état du district des Petits-Augustins, quartier Saint-Germain-des-Prés, et je me borne aux détails les plus intéressans, et qui lui sont communs avec tous les autres procès-verbaux.
L’ordre donc du tiers-état du district des Petits-Augustins s’étant rendu dans cette église à9heures du matin, au nombre de318membres, M. Pochet, ancien échevin, préposé par le bureau municipal pour présider l’assemblée du district, fit faire lecture des lettres du roi, des réglemens et des ordonnances pour la convocation.
Cette lecture faite, le tiers-état réclama le droit de nommer un président qui pût recevoir librement les suffrages, ainsi que des secrétaires et scrutateurs qui reçussent leur mission d’une pleine et entière liberté; il protesta contre l’illégalité des formes de la convocation, en ce que, d’une part, la commune avoit été désunie, et que de l’autre une partie majeure des citoyens avoit été exclue, parce que leur contribution au paiement de la capitation ne s’élevoit pas au taux d’après lequel on avoit établi la qualité de citoyeu, et le droit de vôter à l’assemblée nationale,
Aussi-tot, et sans attendre la réponse de M. Pochet, tous les membres de l’assemblée déposèrent successivement leurs vœux dans le scrutin placé au milieu de l’église. M. d’Hermant de Clery fut élu président à la pluralité de cent soixante-cinq voix contre cent vingt-sept qui avoient été données à M. Durcet, de l’académie des sciences; et M. Scorbrin, avocat en parlemenr, fut unanimement, et par acclamation, nommé secrétaire.
M. Pochet cependant, qui avoit envoyé à l’hôtel-de-ville pour informer le bureau de la résistance et de la réclamation de l’assemblée, reçut en réponse le consentement du bureau, pour se déporter de la présidence, et laisser la liberté à l’ assemblée de se présider par une personne de son choix libre, avec l’assurance que le bureau approuveroit tout ce que la prudence de M. Pochet lui dicteroit de faire dans cette circonstance.
M. Pochet fit part de cette réponse à l’assemblée qui la reçut à titre de démission volontaire, et M. d’Harmand de Clery fut aussi-tôt installé président.
Il s’étoit présenté, pendant qu’on procédoit au scrutin une députation envoyée par la noblesse du district des Petits-Pères; elle étoit composée de M. de Vergennes, maître des requêtes, et de M. de la Motte. On l’avoit fait attendre jusqu’après la cérémonie du scrutin. Dès que M. d’Harmand de Clery eût été installé président, il nomma quatre commissaires pour l’aller recevoir.
La députation étant introduite, M. de Vergennes exprima le vœu de la noblesse de s’unir avec le tiers-état, sous la qualité de bourgeois de Paris, et annonça les protestations que la noblesse avoit faites dans le district des Petits-Pères, contre l’illégalité de la convocation, eu égard à la désunion de la commune. Il témoigna ensuite le regret particulier de la députation, sur ce qu’étant commise pour visiter tous les districts du tiers-état de Paris, elle n’avoit pas eu le tems de rédiger et de laisser une copie des objets de sa mission. M. de Vergennes finit par promettre d’envoyer incessamment à l’assemblée, en la personne de M. le président, une copie tant de l’acte de députation, que des articles du cahier de la noblesse, qui y étoient relatifs.
La députation retirée, on nomma les commissaires pour la rédaction des cahiers, ensuite les scrutateurs pour recevoir les suffrages des votans. Les électeurs nommes, on reçut leur serment de remplir, en leur ame et conscience, les fonctions qui leur étoient confiées; et pour pouvoirs on leur remit le cahier approuvé par l’assemblée.
Toutes ces opérations furent par-tout fréquemment interrompues par des députations, soit de la noblesse, soit du tiers-état, de sorte que la séance fut fort longue; elle avoit commencé vers les neuf heures du matin, et elle ne finit, dans presque toutes les églises, que vers les cinq ou six heures du lendemain matin.
Parmi les députés nobles qui parcouroient les différentes assemblées du tiers-état, je distingue M. le comte de Lally-Tolendal; il fut tout-à-la-fois président et député de sa section: voici le discours qu’il adressa au tiers-état assemblé dans l’église des Mathurins:
Messieurs, l’assemblée partielle de la noblesse, seante aux Bernardins, nous a chargé de témoigner a nos concitoyens du tiers-état, le regret que nous éprouvons de la dissolution de cette commune où tous les citoyens, sans distinction d’ordres, confondoient fraternellement tous leurs nœuds dans l’intérêt public et général; que si nous nous sommes soumis aujourd’hui à cette disposition, pour ne pas nous rendre coupables d’avoir différé les états-généraux, nous n’en espérons pas moins fermement de la justice du roi, et de celle des états-généraux, le rétablissement de cette commune si précieuse; qu’en attendant, nous adhérons de tous nos cœurs à la résolution prise par la. noblesse de toutes les provinces, de supporter toutes les contributions publiques, dans la plus parfaite égalité, avec nos concitoyens du tiers».
La noblesse de toutes les sections exprima les mêmes vœux. Ses députés étoient introduits et reconduits honorablement; mais lorsqu’ils étoient partis, il étoit aisé de s’appercevoir que ces flatteuses avances touchoient fort peu le tiers-état. Ces messieurs, crioit-on dans l’assemblée après leur départ, viennent nous caresser; ils croient nous séduire, mais nous les attendons aux états-généraux.
M. le duc d’Orléans ne fut pas un des députés; mais on le nomma électeur dans la section de l’Oratoire, et il ne refusa pas cet honneur. En général, les assemblées de la noblesse furent tranquilles. Il est vrai aussi, comme je l’ai dit, qu’elles étoient peu nombreuses, et il est étonnant que dans une ville comme Paris, où il y avoit alors six à sept mille nobles portés sur le rôle de la capitation, il ne se trouva pas neuf cens cinquante gentilshommes votans.
M. de Montvert, maréchal de camp, se fit beaucoup d’honneur, et s’acquit beaucoup de gloire dans le tiers-état, par la manière dont il parla aux membres de son ordre assemblés dans l’église des Petits-Pères. «Je n’ai point l’art, dit le sexagénaire guerrier, de faire de beaux discours. Mes principes sont dans mon cœur. Je sacrifierai tout ce que jai, et ma vie même pour le bien général. Nous sommes tous François, tous égaux. Qu’il n’y ait point parmi nous, dans cet instant, de différence de rang. Travaillons de concert, et dans le même esprit, à la rédaction de nos demandes. Choisissons parmi nous ceux qui connoissent mieux l’intérêt de tous, et qui sauront mieux énoncer nos vœux, et en procurer l’accomplissement».
M. le comte de Choiseul, qui étoit arrivé depuis quatre jours de Malthe, ne recueillit pas de son zèle le meme succès dans la bibliothèque du roi; il composa un arrêté si bisarre, qu’aucune des assemblées où il fut colporté n’en voulut.
Dans l’assemblée de l’Oratoire, dont M. d’Orléans etoit membre, lorsqu’on lut à haute-voix le cahier, deux gentilshommes, à l’article qui demandoit la liberté de la presse, la liberté individuelle, et la suppression des lettres-de-cachet, se levèrent et dirent qu’ils s’opposoient à l’insertion de cet article, parce que, dirent-ils, il est attentoire à l’autorité royale. On se figure aisément, sans que je le dise, comment ce vœu fut accueilli et dans l’assemblée même, et ensuite par le tiers-état, lorsqu’il en fut instruit. C’étoit vouloir faire rétrograder d’un siècle une nation qui s’élançoit, avec une rapidité incroyable, an-delà de toutes les bornes.
Les assemblées du clergé furent plus paisibles encore que celles de la noblesse; elles se tinrent avec le plus grand ordre et la plus grande décence; et c’est en donner une idée avantageuse, de dire qu’on n’en parla pas du tout.
Quant a celles du tiers-état, on s’étoit attendu, ainsi que je l’ai dit, qu’elles seroient très-tumultueuses, et cest dans cette crainte qu’on avoit pris toutes les précautions que la prudence permettoit de prendre, quon avoit double la garde ordinaire de Paris, du régiment des gardes-françoises et de celui des gardes-suisses, qui avoient eu ordre de charger leurs canons, et d’être munis d’un certain nombre de cartouches.
On se trompa: les assemblées du tiers-état furent en général très-tranquilles. Les discussions qui s’y élevèrent se terminèrent sans désordre et sans bruit, il est vrai aussi qu’à l’exception des districts qui se trouvoient à l’extrémité des fauxbourgs, et où l’on admit du petit peuple, la très-grande partie de ces assemblées se trouva fort bien composée. On n’y vit guere que l’élite du tiers-état. C’est une vérité qui est attestée par tous les procès-verbaux. En parcourant les noms qui y sont écrits, je vois des membres des trois académies, des avocats au conseil, au parlement, des procureurs, des notaires, de riches négocians, des artisans, des artistes qui, par leur fortune et la considération dont ils jouissoient dans la société, ne pouvoient être déplacés dans quelque assemblée que ce fût.
Quand on reportoit ses regards, du sein de ces assemblées, sur le reste du peuple qui remplissoit les rues, les carrefours, les marchés, les atteliers, et se livroit avec patience aux pénibles travaux de tous les jours, on ne pouvoit se défendre d’un sentiment douloureux: on se disoit, quelque soit le nouvel ordre de choses qui se prépare, le pauvre qui n’ose approcher de ces assemblées sera toujours pauvre, il sera toujours dans la servile dépendance du riche; le sort de la plus nombreuse et de la plus intéressante portion du royaume est oubliée; c’est ici la guerre des Dieux et des Titans, ou, si l’on veut, des Dieux et des demi-Dieux; ces derniers sortiront peut-être victorieux du combat. Qu’en résultera-t-il? Et qui peut nous dire si le despotisme de la bourgeoisie ne succédera pas à la prétendue aristocratie des nobles? L’aristocratie des nobles! Eh! le prince du sang n’est-il pas sujet du roi, comme le plébéïen qui habite une chaumière? Ah! puissent les bourgeois, s’ils doivent remporter la victoire, nourrir et protéger autant de malheureux que les gentils. hommes!
Il étoit difficile de ne pas faire ces réflexions, en contemplant le spectacle qu’offroit, dans ces premiers momens, la capitale; car on eût dit, à voir l’empressement de la bourgeoisie, que la restauration ne devoit être que pour elle seule. Elle dédaignoit les sacrifices et les avances du second ordre, et sembloit ne prendre aucun souci de la nombreuse classe de citoyens placée au-dessous d’elle. Je ne vois pas, en effet, que dans aucun des cahiers, on ait pris en considération la position de l’homme de peine, du pauvre. La seule marque d’intérêt qu’on y ait donné aux malheureux, est l’article qui sollicite la prompte construction des quatre hôpitaux qui avoient été promis, et il faut convenir, dans une histoire qui ne veut dissimuler aucune vérité, qu’il étoit assez singulier que les bourgeois de Paris ne vissent pas de meilleur moyen d’améliorer le sort du reste de leurs concitoyens, que de les envoyer à l’hôpital.
Toutes les autres demandes des cahiers rouloient autour du même cercle. Dans tous, on répétoit ce qu’on avoit lu dans ceux des provinces. Quelques-uns demandèrent la démolition de la bastille, et qu’il fut élevé, sur son emplacement, un monument avec la statue du roi, et au bas cet inscription: A Louis XVI, roi d’un peuple libre. Presque tous s’accordèrent aussi à demander qu’il n’y eût plus ni prévôt des marchands, ni échevins, ni conseillers, ni quartiniers, ni dixainiers, et que tous ces officiers fussent remplacés par des citoyens élus librement. L’un de ces cahiers demanda que le président de la commune fût nommé maire de Paris.
Les seules assemblées où il s’éleva des débats un peu sérieux furent celles de Saint-Eustache et du district de Saint-Louis-la-Culture. Dans la première on s’apperçut que M. Galet qui la présidait, faisoit passer des lettres au prévôt des marchands; on voulut voir ces lettres, il refusa de les montrer; le greffier, voyant qu’on insistoit, s’en empara et les mit en pièces. La rumeur alors fut grande, et le président présumant au bruit qui se faisoit, qu’il n’étoit pas en sûreté, s’évada; on n’apporta aucun obstacle à son évasion.
A Saint-Louis-la-Culture, le président nommé par la ville, conformément au réglement, ne voulut pas se retirer lorsqu’il en fut sommé. Cette résistance ne fit qu’irriter une partie de l’assemblée, mais l’autre portion ne céda pas à ce mouvement; elle soutint au contraire les prétentions de l’homme de la ville, et voulut qu’il continuât de présider. L’autre portion des votans se choisit pour président, M. Deyeux, notaire. Les deux partis procédèrent ensuite, chacun sous les auspices de son président, à la nomination des électeurs. Lorsque les autres districts furent instruits de cette mission, ils ne balancèrent pas entre les deux partis; ils ne reconnurent pour légitime élection, que celle qui s’étoit faite par ceux qui avoient donné la présidence à M. Deyeux. On blâma généralement la conduite de leurs adversaires, on les regarda comme des rebelles contre eux-mêmes, comme des amis de l’esclavage.
La tranquillité de ces assemblées fut honorable au tiers-état, et en donna une idée avantageuse. Le gouvernement se fût épargné de grandes perplexités, et eût prévenu peut-être une partie des changemens qui sont survenus, s’il les eût empêchés de renaître. Les fonctions des votans devoient naturellement finir lorsque la nomination des électeurs fut faite, puisque le ministère pour lequel ils avoient été convoqués étoit rempli. Il n’en fut pas ainsi: les votans prétendirent qu’il leur importoit de surveiller les électeurs; ceux-ci dirent, à leur tour, que la chose publique étoit intéressée à ce qu’ils pussent éclairer et diriger les démarches des députés. Ces raisons n’étoient rien moins que bonnes; car tout ce qu’on acquiert illégalement est une véritable usurpation. Les votans n’avoient reçu d’autre pouvoir que celui de nommer les électeurs; les électeurs, d’autre pouvoir que celui de nommer les députés. Les électeurs donc étant nommés, les votans devoient se retirer, et les électeurs eux-mêmes n’avoient plus rien à faire, dès l’ instant où le choix de tous les députés étoit fait.
Les prétentions des habitans de rester assembles, quoique leur tâche fût remplie, favorisoit trop lé goût qu’on prenoit à s’immiscer dans les affaires publiques, pour qu’on ne la réalisât pas. Le ministre qui, dans ces tems difficiles, tenoit le gouvernail du vaisseau public, ne vit pas, ou ne voulut pas voir, tout le danger qui pouvoit résulter de la continuation de ces assemblées, et ce n’étoit pas sur une innovation qui changeoit la forme du gouvernement qu’il falloit dissimuler.
Mais cette terreur panique, qui a accéléré la révolution, se glissoit imperceptiblement à la cour. Ce torrent se débordoit; on croyoit qu’il falloit céder à sa pente, et les ressources qu’annonçoit M. Necker rassuroient sur les suites de la complaisance qu’on croyoit exigée par l’état actuel des choses. Le roi et son auguste compagne, jugeant de tous les cœurs par les leurs, se flattoient qu’avec des bienfaits ils ne rencontreroient que des ames reconnoissantes.
Les intentions du roi n’étoient point méconnues; le tiers-état n’en doutoit pas, mais il craignoit toujours qu’on ne changeàt les dispositions du monarque. Les triumvirs l’effrayoient; il croyoit qu’il s’étoit fait entr’eux et le parlement une coalition dont le but étoit de forcer M. Necker à la retraite. Les calomniateurs accréditoient adroitement ce bruit, et y mêloient les plus noires impostures. On alloit jusqu’à dire que les magistrats répandoient de l’argent pour se faire un parti, et acheter des suffrages dans les élections. On vouloit sans doute, en leur imputant ces détestables manoeuvres, les éloigner des états-généraux. Peu d’entr’eux, en effet, y ont été appellés.
Il est bien vrai cependant qu’on s’occupoit à la cour d’un changement dans le ministère. Ceux qui le desiroient ayaut échoué auprès de M. de Machault, s’étoient adressés à M. le baron de Breteuil. On lui dépêcha un courrier qui en rapporta un refus formel.
Le peu de succès qu’on retiroit de ces tentatives prouve que le roi n’y avoit aucune part; il avoit toujours la plus grande confiance aux promesses et aux ressources de M. Necher; cependant il ne se dissimuloit point qu’il auroit été possible d’organiser plus sagement les états-génèraux. S’etant fait apporter la liste de tous les députés déjà nommés par les différens bailliages, il ne put s’empêcher de faire entendre cette exclamation: Qu’auroit-on dit de moi, si j’eusse fait ce choix?
La curiosité avec laquelle ce prince parcourait toutes les brochures nouvelles, donna lieu à une petite aventure qui fit beaucoup de bruit à la cour et dans le public. Un libraire de Versailles avoit eu ordre de faire passer journellement au roi les écrits nouveaux. Sa Majesté qui avoit contracté l’habitude de cette lecture, en fut tout-à-coup privée. Etonnée de ne plus les recevoir, elle voulut qu’on allât s’informer du libraire, pourquoi il avoit suspendu ses envois. On rapporta pour réponse au roi, que le libraire avoit été frappé d’une lettre-de-cachet, et conduit dans une prison. Le motif de cette détention est aisé à deviner. On avoit trouvé parmi les brochures qui se vendoient chez cet homme, des pamphlets très-répréhensibles, et les satellites de la police, qui ignoraient les ordres qu’il avoit reçus du roi, le traînèrent dans une prison. Sa Majesté voulut qu’il en sortit sur-le-champ, et rendant responsable de cette rigueur, M. de Villedeuil qui en effet par sa place étoit censé l’avoir ordonnée, lui en témoigna sans ménagement son déplaisir; de manière qu’il se répandit que ce ministre alloit être contraint de donner sa démission. On disoit que M. de Montmorin partagerait sa disgrace; mais la bonté du roi, qui ne lui permet pas de laisser long-tems dans l’affliction ceux qui le servent, dissipa bientôt ce nuage.
Ces tracasseries de cour qui n’étoient rien en elles-memes, acquéroient un degré d’importance lorsqu’elles étoient racontées à Paris. On y vouloit toujours que le mécontentement du roi vint des efforts qu’on faisoit pour l’engager à retirer sa confiance à M Necher. Ce Ministre pouvoit se regarder comme le chef d’un nombreux parti prêt à tout entreprendre pour lui. Il s’élevoit tous les jours davantage, et voyoit sans en paraître inquiet, la rapidité des conquêtes du tiers-état. Quelque diférence que la noblesse eût marquée pour cet ordre dans les assemblées primaires, elle ne pût vaincre sa jalousie. Cette jalousie prenoit toutes les formes, et au moment même où la noblesse recherchoit l’amitié de son rival, elle en fut insultée par une scène tout aussi burlesque que celle qui s’étoit passée à Coutances. On promena dans le jardin du Palais-Royal, en plein midi, un énorme chien qu’on avoit revêtu d’un habit doré; un épée pendoit à son flanc; une cocarde étoit attachée à son oreille, et à sa queue étoit suspendu un écrite au portant ces mots, je ne suis pas noble et je m’en......
Le désintéressement cependant de la noblesse méritoit quelque reconnoissance; ce désintéressement étoit par-tout le même. A Rouen même où elle se divisa, et où les élections se firent en même tems qu’à Paris, les deux partis convinrent qu’elle devoit contribuer également avec le troisième ordre au paiement de la dette nationale; mais cent quarante-six votans pensèrent qu’elle devoit s’en tenir là, et que la dette une fois payée elle devoit reprendre la jouissance de ses droits et de ses privilèges, cent vingt votans au contraire furent d’avis qu’elle devoit renoncer pour toujours à ses privilèges pécuniaires.
Les assemblées du clergé et du tiers-état de Rouen furent moins tranquilles qu’à Paris. Le chapitre protesta contre l’illégalité de la convocation; les curés firent d’abord des difficultés sur cette protestation, y adhérèrent, et retirèrent ensuite leur adhésion.
Une partie du tiers-état protesta également contre la convocation, et prétendit qu’avant de procéder à l’élection de ses députés il devroit lui en être fait une nouvelle; mais le zèle de M. Thouret connu déjà avantageusement dans son ordre par l’écrit intitulé, l’avis aux bons Normands, parvint à lever ces difficultés et les élections se terminèrent paisiblement.
26. A Paris les électeurs s’assemblèrent sans retard dans la grande salle de l’archevêché. Les trois ordres s’y trouvèrent réunis, et lorsque le lieutenant civil eut vérifié les pouvoirs, les deux premiers se retirèrent chacun dans une salle particulière. Le tiers-état resté seul annonça qu’il alloit faire choix d’un président et d’un secrétaire, et il nomma par acclamation M. le lieutenant civil pour président; mais ce magistrat déclara franchement que quelque flatté qu’il fût de cette élection, il ne pouvoit la regarder que comme un second titre ajouté à celui que lui donnoit sa charge. Il ajouta que si l’assemblée entendoit qu’il ne pût présider qu’en vertu de l’élection il alloit se retirer, et il se retira en effet lorsquelle eût décidé qu’elle ne vouloit avoir que des officiers de son choix.
On procéda donc an choix des officiers: M. Target fut nommé président, M. Camus vice-président et M. Bailli secrétaire, et M. Guillotin, vice-secrétaire.
La première question soumise à la délibération, fut de savoir si on feroit retirer de l’assemblée, tous les nobles qui pouvoient s’y trouver On décida qu’ils resteraient,
On proposa ensuite s’il ne seroit pas convenable de faire une réduction sur le nombre des électeurs, de beaucoup supérieur à celui de trois cent par le réglement, mais personne n’ayant envie de quitter sa place, on convint que chacun la garderoit.
La troisième question à résoudre, fut plus importante: on se demanda si on devoit se réunir au clergé et à la noblesse pour la rédaction des cahiers, et pour la nomination des députés. Il est à remarquer que les pouvoirs confiés à ces électeurs, leur prescrivoient la délibération par tête. Or, comment procurer la délibération par tête, sans une réunion des trois ordres? Cette considération n’empêcha pas que l’on ne décidât unanimement que la réunion n’auroit pas lieu. Les électeurs de Paris donnoient là un funeste exemple, et s’ôtoient à eux-mêmes le droit de se plaindre, s’il arrivoit que leurs représentans ne fussent pas plus fidèles aux instructions qui leur seroient données.
La dernière opération de cette première séance, fut de décider qu’il y auroit trente-six commissaires pour la rédaction des cahiers.
27. Le jour sivivement désiré, ce jour après lequel soupiroient tous les habitans du royeume, ce jour qu’on n’avoit pas vu depuis près de deux siècles, arriva enfin. Quand tout conspiroit pour l’accomplissement de la volonté, si solemnellement manifestée par le roi, on doutoit encore que ses intentions se réalisassent. Les députés des différens bailliages, qui étoient déja arrivés, soit a Paris, soit à Versailles, craignoient qu’il ne leur fût signifié un ordre de retourner dans leur province. C’est à ce point que l’on portoit la méfiance; elle étoit l’effet d’une noire intrigue, de la séduction; et de la part de ceux qui n’entroient dans aucun complôt, elle étoit produite par la Crainte que l’on éprouve naturellement de voir échapper un, bonheur que l’on commence à goûter.
Les députés de Bretagne, d’une partie de la Normandie, de plusieurs bailliages, ceux de Paris n’étant point encore arrivés; et ses derniers n’étant encore qu’à leurs pemières séances, il n’étoit pas possible que les états-généraux s’ouvrissent au jour même qui avoit été d’abord indiqué.
Le roi fit donc tout ce qu’il étoit possible de faire; une proclamation renvoya la cérémonie au quatre mai. Une foule incroyable s’étoit portée à Versailles. La proclamation rassura pour le moment tous les esprits, et on comprit que le roi ne pouvoit pas fixer un délai plus court. Ce jour là, pendant la messe de sa majesté, la prière, domine salvum fac regem, fut tout-à-coup interrompue par les cris mille fois répétés: vive le roi, vive le tiers-état. Ces cris étoient sans doute des cris dallégresse et de reconnoissance; mais il étoit inoui, que pendant le service divin, et en présence du roi, on se livrât à un pareil élan, jamais depuis le commencement de la mocarchie, le cri, vive le tiers-état, n’avoit accompagné celui de vive le roi.
Les courtisans parurent étonnés de ces cris; le roi en fut ému; ils l’accompagnèrent au sortir de la chapelle; l’air en retentit encore, lorsque dans l’après-midi, il se montra dans sa voiture.
Quelle cruelle journée cependant que celle du27 avril! Sous quels lugubres auspices s’est présenté aux François, l’astre de la liberté! Ses premiers rayons ont éclairé une scène de carnage; elle ouvrira le chapitre suivant,