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CHAPITRE XVII.

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Table des matières

Bizarre arrêté des électeurs de Paris; conduite du clergé et de la noblesse relativement à cet arrêté; députation envoyée par des marchandes de poissons aux électeurs; beau discours que la noblesse adresse à ceux-ci; arrêté humiliant des électeurs pour le second ordre; noms des députés de la noblesse de Paris; portrait de M. d’Eprémesnil; fermentation que produit le journal de M. de Mirabeau; tracasserie suscitée à M. du Châtelet; première motion de M. Chapellier; réflexions sur cette motion; portrait de ce député; première motion et portrait de M. Malouet; premières menées contre ce député; opinion de M. Rabaud de Saint-Etienne; motion prophétique de M. Boissy; mouvemens dans les deux premiers ordres; égards du roi et de la reine pour les députés; comment ils sont reçus.

Mai1789.

LE journal de M. de Mirabeau fit un instant diversion aux grands objets qui fixoient l’attention universelle: la publicité de cette feuille fut une affaire d’état. L’auteur y rendoit un compte insidieux de la conduite que tenoient les deux premiers ordres, jugeoit avec une séditieuse partialité les intentions des personnes en place, et versoit des flots de fiel même sur l’idole du peuple. On ne savoit à Paris que penser de ces accès de colère; la cour s’en émut; un arrêt du conseil supprima la feuille de M. de Mirabeau. C’étoit une grande inconséquence. Les princes, les notables, les compagnies souveraines n’avoient pas pu obtenir qu’il fût mis un frein à la licence des libellistes, dans un tems où il n’y avoit aucun danger à la réprimer; et au moment de la plus grande effervescence, on sévissoit contre un écrit qui n’étoit pas plus incendiaire que la plupart de ceux qu’on laissoit circuler impunément.

M. de Mirabeau s’irrita de cette préférence, il cria que la liberté étoit menacée; on le crut, et ce qui étoit tout aussi extraordinaire que l’inconséquence du conseil, les électeurs du tiers-état de Paris prirent part à la querelle. Ils interrompirent leur travail sur la rédaction des cahiers, pour connoître de cette affaire, s’érigèrent en tribunal supérieur au conseil du roi, appellèrent son arrêt un acte, et le cassèrent par cet arrêté qui mérite de passer à la postérité comme un monument de cet esprit de vertige qui s’étoit emparé de toutes les têtes, dans des circonstances où la sagessse étoit plus nécessaire que dans aucun autre tems.

«L’assemblée du tiers-état de la ville de Paris réclame unanimement contre l’acte du conseil du7mai présent mois, qui supprime le journal des états-généraux, no. 1, et en défend les suites, et qui prononce des peines contre l’imprimeur, sans néanmoins entendre par l’assemblée approuver ni blâmer le journal».

«Elle reclame en ce que cet acte du conseil porte atteinte à la liberté publique, au moment où elle est la plus précieuse à la nation».

«En ce qu’il viole la liberté de la presse reclamée par la France entière, en ce qu’il la viole à l’époque où la nation, qui a les yeux ouverts sur ses représentans, a le plus grand besoin de connoître toutes les délibérations de la grande assemblée, où ses droits se discutent, et où s’agitent ses. destinées».

«En ce que cet acte émané du conseil dans le tems même de l’assemblée des états libres et généraux, décide une question qui leur étoit réservée par le roi lui-même dans le résultat du conseil du 27décembre dernier».

«En ce qu’enfin cet acte rappelle au premier moment de la liberté nationale, une police et des réglemens qui avoient déja été suspendus parla sagesse et la bonté duroi; et en conséquence l’assemblée du tiers-état a unanimement résolu que le présent arrêté, lequel sera signé de tous les membres assistans à l’assemblée, et présenté pour la signature à tous les membres qui s’y rendront, sera porté à MM, de la chambre du clergé et à MM. de la chambre de la noblesse, et qu’ils seront invités à s’unir à MM. de la chambre du tiers-état, pour faire revoquer ledit acte du conseil, et pour procurer à l’assemblé nationale la liberté provisoire de la presse, et notamment celle d’imprimer tous journaux et feuilles périodiques, contenant jour par jour les actes et délibrations desdits états généraux, sans préjudice des peines qui pourront être infligées aux auteurs coupables de calomnie».

Quel style! une assemblée qui prononce sans néanmoins entendre par l’assemblée approuver un acte du conseil qui supprime les suites d’un numéro. Qui pourroit croire que c’est là la production d’une assemblée composée de l’élite de la capitale, dont le président et le secrétaire étoient académiciens?

Le style n’étoit que ridicule, mais le fonds ne faisoit honneur ni au jugement ni aux lumières des électeurs. La commission de nommer des députés aux états-généraux, donnoit-elle aussi la charge de faire la police parmi les folliculaires, et l’autorité d’exercer la censure sur les arrêts du conseil? Et comment des hommes qui avoient de si hautes prétentions, étoient-ils assez novices dans les principes de la législation moderne, pour croire qu’une assemblée de députés auroit moins de prérogatives qu’une assemblée d’électeurs, que celle-ci pourroit faire circuler des écrits qui lui seroient étrangers, et malgré la volonté du roi, et que celle-là ne pourroit pas imprimer ses propres productions, si elle n’en avoit la permission? N’étoit-ce pas enfin une injure atroce au sénat national, que de restreindre la faculté donnée à ses membres, d’imprimer des journaux par la clause, sans préjudice des peines qui pourront être infligées à ceux qui seront coupables de calomnie? Les électeurs de Paris prévoyoient donc qu’il y auroit des calomniateurs dans l’assemblée nationale; cette prévoyance n’étoit ni honorable aux députés, ni consolante pour les représentés.

Que cette folie eût été l’ouvrage de quelques membres d’une assemblée nombreuse, on ne s’en seroit pas étonné, mais on avoit soin de faire remarquer qu’elle avoit été unanimement adoptée, et cette unanimité ne pouvoit qu’élever des regrets et des craintes sur la manière dont la première ville du royaume seroit représentée.

Le clergé et la noblesse refusèrent de partager cet accès de démence. Le premier répondit que les réglemens dont l’arrêt du conseil pressoit l’exécution, n’ayant jamais été révoqués, il ne pouvoit réclamer contre cet arrêt, sur-tout dans un moment où les états-généraux assemblés, et directement intéressés, étoient à portée de faire eux-mêmes, ce qu’ils jugeroient à propos.

La noblesse alla plus loin: elle déclara qu’elle improuvoit les feuilles proscrites par l’arrêt du conseil, comme tendantes à semer la division entre les ordres, dans un moment où l’union étoit le seul gage du salut public.

Cet arrêté fut pris par les électeurs dans leur séance du8; celles du6et du7se passèrent comme les précédentes à lire et à débattre les cahiers. Dans celle du9, ils reçurent un hommage qui ne cesse de se répéter dans le sein de l’assemblée nationale. Il leur arriva une députation composée de quelques femmes envoyées par des marchandes de poisson. Elles furent accueillies; elles venoient, dirent-elles, recommander les intérêts du peuple de Paris. M. Target leur promit qu’on s’occuperoit particulièrement du soulagement du peuple dans les cahiers, et qu’on en recommanderoit les intérêts aux états-généraux.

Dans la séance du10, on mit fin à la lecture des cahiers, et on reçut une députation de la noblesse, dont l’orateur adressa au tiers-état un discours sage et éloquent, où il développa des seetimens qui eussent bien dû rapprocher le second et le troisième ordre. On en jugera par ce passage que j’en extrais fidèlement.

«Enfans d’une même patrie, nous n’avons tous qu’un même intérêt, le bien de l’état. L’union entre nos ordres, qui peut seule nous en donner l’espérance, nous assure les moyens de l’opérer avec solidité. Loin de nous donc tout esprit de méfiance ou de personnalité, qui tendroit à altérer la bonne intelligence et la concorde qui doivent à jamais nous unir, et que les seuls ennemis de l’état peuvent redouter, et s’efforcent peut-être encore de rendre moins assurés. Le salut de la patrie nous commande l’union; il nous en fait un devoir, et nos coeurs en éprouvent le besoin».

En exprimant ici nos sentimens, nous avons, Messieurs, la douce confiance d’exprimer aussi ceux de votre ordre si distingué par ses lumières, ses talens et ses vertus, et nous portons au dedans de nous l’heureuse conviction que l’ordre du tiers reconnoîtra dans toutes les circonstances, avec toute la France, avec toute l’Europe entière, que l’esprit de de justice et de désintéressement, que l’abnégation de tout esprit de parti, que la disposition au sacrifice des intérêts privés pour l’intérêt public; qu’enfin tous les sentimens d’un véritable patriotisme seront aussi essentiellement l’appanage de la noblesse françoise, que le courage et la loyauté».

Ces monumens de la sagesse, du désintéressement, de la déférence de la noblesse, sont précieux à recueillir. La postérité en les contemplant, jugera de quel côté étoient les vertus, de quel côté les ingrats et les factieux.

Pour mettre plus de célérité dans la nomination de leurs députés, les nobles imaginèrent de substituer un scrutin, collectif par listes, au scrutin individuel. Chaque membre de l’assemblée écrivit sur sa liste particulière vingt noms; et les dix personnes dont les noms avoient successivement la pluralité des suffrages, étoient députées aux états-généraux.

Cette forme expéditive plut tellement à la noblesse, qu’elle invita le tiers-état à l’adopter. Celui-ci la mit en effet à la délibération, dans sa séance du II. Les avis se partagèrent, la discussion fut longue, et la manière dont on recueillit les voix, mérite d’être remarquée. Tous les membres de l’ assemblée se divisèrent en deux parties, suivant l’opinion pour laquelle ils tenoient. Chacune ensuite défila sous les yeux du président qui compta ainsi les voix. Cent quatre-vingt-quatre proscrivirent le scrutin par listes, contre cent cinquante-neuf qui le demandoient?

Le tiers-état, dans cette même séance où il avoit reçu un nouveau témoignage de fraternité de la part de la noblesse, prit une décision humiliante pour cet ordre, comme pour le clergé, et d’ailleurs contraire au réglement et à la liberté des suffrages; il décida qu’aucun ecclésiastique ne serait éligible par lui, et que les nobles qui n’étoient point électeurs, ne pourroient pas être élus. Quant aux membres de l’assemblée qui avoient acquis la noblesse, on agita vivement, dans la séance du12, s’ils seroient éligibles, et il fut décidé qu’ils ne le seroient pas, mais on fit une exception en faveur de la noblesse commerçante.

La forme que la noblesse avoit adoptée pour la nomination de ses députés, l’accéléra en effet, et dès le10, ils étoient tous élus; j’en joins ici les noms, avec le nombre de voix que chacun d’eux obtint.

M. le comte de Clermonr-Tonnerre, 160voix; M. le duc de la Rochefoucault, 127; M. le comte de Lally-Tolendal, 112; MM. les comtes de Rochechouart et de Lusignan, 73; M. Dionis du Séjour, conseiller au parlement et astronome célèbre, 70; M. Duport, conseiller au parlement; M. de Saint-Fargeau, président à mortier, et M. le duc d’Orléans, 67; M. de Nicolaï, premier président de la chambre des comptes, 65. Ce dernier refusa la députation, et fut remplacé par M. le marquis de Mirepoix. Ou ne conçoit pas pourquoi la noblesse de Paris choisit M. le duc d’Orléans pour un de ses représentans, puisqu’il étoit déja député par le bailliage de Villers-Cotterets, et qu’il avoit déja paru dans les états-généraux en cette qualité. Aussi refusa-t-il, et on nomma pour le remplacer M. le marquis de Montesquiou.

Je remarque que de ces dix députés, trois seulement ont resté fidèles aux principes constitutionnels de la monarchie, cinq se sont jettes dans les factions de la démagogie, et deux se sont aggrégés au parti qui s’est formé entre les royalistes et les démocrates, parti dont les opinions, quoique infiniment plus modérées, plus raisonnables que celles de ces derniers, n’auraient cependant jamais dû être adoptées, ainsi que j’aurai occasion de le prouver.

Ces opinions commençoient à germer: la conduite que la noblesse tenoit à Versailles le faisoit présumer; on disoit même qu’il s’étoit entamé, entre une partie de la chambre et la cour, une négociation dont le but étoit de les réaliser. Il est certain que trois sortes de sentimens x-égnoient dans cette chambre; les uns vouloient une réunion entière avec le tiers-état, les autres vouloient la conservation des loix fondamentales, et n’ambitionnoient qu’une réforme d’abus. Les deux partis entièrement opposés, marchoient à découvert, mais il s’en étoit formé un troisième qui alloit plus sourdement à son but, et qui encore aujourd’hui y marche avec une persévérance que rien ne rebute. Le troisième parti auroit voulu métamorphoser les états-généraux en un parlement anglois, dont la noblesse aurait composé la chambre haute, systême impolitique que je ne m’arrêterai à considérer que lorsqu’il se présentera plus à découvert.

De ces trois partis, celui qui se déclarait pour la constitution monarchique telle qu’elle existoit depuis quatorze siècles, mais dégagée de tout abus, venoit de faire une conquête importante, La noblesse de la banlieue avoit choisi pour un de ses représentaus M. d’Epremesnil, l’homme de ce siècle qui a le plus à se plaindre des ingrats. C’étoit principalement à ses efforts qu’on devoit les états-généraux. Il n’avoit jamais vu d’autre remède aux maux du royaume que leur convocation. Dès sa première jeunesse il l’avoit indiqué. N’étant encore qu’avocat du roi au châtelet, il avoit énoncé son vœu de le voir adopter; depuis il ramena, autant qu’il fut en lui, et avec une constance qui déceloit une ame patiente et ferme, toutes les délibérations, toutes les démarches de sa compagnie, à obtenir ce bienfait, dont nous avons tant abusé. Enfin quand il vit l’occasion favorable, il redoubla de courage, d’énergie; il poussa, pour l’arracher, un cri auquel tous les parlemens, le clergé, la France entière répondirent.

M. d’Epremesnil étoit sans doute dans l’erreur: toutes ces formes populaires ne pouvoient convenir à un immense empire, qui d’ailleurs en avoit perdu l’habitude depuis près de deux siècles. Mais puisque ce courageux magistrat fondoit ses titres de reconnoissance sur cette même erreur, pourquoi les a-t-il perdus? Cher au peuple, lorsqu’il ne combattit que la puissance des ministres, dont il s’effrayoit trop, devoit-il lui devenir moins précieux, lorsqu’il vouloit combattre la licence, monstre cent fois plus redoutable et plus hideux que le despotisme?

Le nom de M. d’Eprémesnil n’en parviendra pas moins avec gloire à la postérité; elle lui pardonnera son erreur en faveur du motif qui l’inspiroit; ses intentions furent toujours droites. Dans sa vie publique, il a montré de grandes qualités. Personne dans l’assemblée nationale, n’eût servi la patrie avec plus de succès que lui, si sa voix n’eût été étouffée, chaque fois qu’il a voulu parler pour le bonheur des François. Son éloquence est riche, sa diction est pure et facile; le son de sa voix est agréable, ses gestes se déployent avec grace, et il est incontestable que s’il se fût jeté dans la tourbe des orateurs encensés aujourd’hui par la multitude, il se fût montré à la tribune avec plus d’éclat qu’aucun d’eux. Dans sa vie privée, il est bon père, bon mari, excellent ami; religieux sans superstition, ferme dans sa croyance sans fanatisme; il fait chérir ses principes par sa bienfaisance, et aucun infortuné ne peut dire avoir eu recours à lui sans en avoir été consolé. Si tous ceux dont il a brisé les fers, dont il a adouci l’infortune, qu’il a arrachés au désespoir, vouloient aujourd’hui l’environner, jamais homme ne se seroit montré à ses semblables avec un plus beau cortège. Il fut député aux états-generaux le6mai, et c’étoit aussi le6mai de l’ année précédente qu’il avoit été traîné dans une prison, en défendant une cause qu’il croyoit celle du peuple. Il rappella à ses commettans cette circonstance d’une manière touchante. Ils purent se rappeller aussi ces vers qui, à cette époque, lui furent adressés, qu’on répéta et qu’on applaudit d’un bout du royaume à l’autre:

De la patrie, honorable victime,

Reçois de notre amour l’hommage mérité.

Si ton exil fut l’ouvrage du crime,

A ta vertu nos cœurs doivent la liberté.

Ton amour pour l’état fit notre destinée;

Et s’il fut un Séjan à la cour de Titus,

Tu sçus montrer à l’Europe étonnée,

Que la France en son sein renfermoit un Brutus.

L’envie a essayé de flétrir la couronne que la reconnoissance avoit décerné à M. d’Eprémesnil, mais toutes ces nouvelles idoles que le peuple s’est élevées, seront brisées par le peuple lui-même, et sur leurs débris, la postérité replacera celle de M. d’Eprémesnil.

Parmi ceux qui, à la naissance des états-généraux, se présentoient à l’adoration de ce peuple trop facile à émouvoir, à égarer, aucun ne faisoit plus de bruit que M. de Mirabeau. Son journal étoit une véritable pomme de discorde; il embrasoit et divisoit tous les esprits. Le seçond numéro de cette feuille étoit une diatribe amère et sanglante non-seulement du discours, mais encore des intentions du directeur des finances. La foule attroupée au palais-royal étoit déconcertée par cette attaque dirigée contre un homme qu’on croyoit ne pouvoir trop élever. Le reste du public se partageoit en deux partis; l’un, et ce n’étoit pas le moins bruyant, tenoit pour le journaliste; l’autre tenoit pour le ministre. Ce dernier parti ne comprenoit pas comment celui de M. de Mirabeau avoit nu devenir tout-à-coup aussi nombreux. On expliquoit cette singularité, en calculant le nombre de ses souscripteurs, qu’on disoit être de huit mille, et qui craignant de perdre leur abonnement, si la feuille pour laquelle ils avoient souscrit étoit proscrite, crioient que l’auteur ne disoit que la vérité, et que M. Necker avoit tort de s’en offenser. Tous ceux qui préféroient les comptes perfides et satyriques de M. de Mirabeau, à des relations impartiales et instructives, grossissoient le nombre de ses partisans.

Les amis du ministre, de leur côté, crioientque tout étoit perdu, que M. de Mirabeau étoit doué d’un genie infernal, qu’il avoit été envoyé aux états-généraux, pour ôter au directeur des.finances l’amour du tiers-état et la confiance du roi; qu’il s’étoit déjà jeté dans le parti des triumvirs. Cet homme, disoit-on, est le séducteur le plus dangereux; il ne sera jamais un bon citoyen; ce sont ses détestables intrigues qui ont égaré les électeurs, et en ont arraché un arrêté humiliant pour l’ami, le protecteur du peuple; que ne fera-t-il pas pour quiconque voudra et pourra payer ses talens? Déja son libraire le Jay affiche un faste insolent: il est en marché pour une maison de campagne à Passy, et deux maisons dans Paris.

De l’affectation et de la chaleur avec lesquelles on se livroit à ces reproches, à ces déclamations contre M. de Mirabeau, il en résultoit une rumeur qui lui étoit très-défavorable. Parmi les députés eux-mêmes, plusieurs en recevoient une impression fâcheuse. On ne doutoit point qu’il n’eût été payé pour décrier le ministre. On croyoit que le but de cette guerre étoit de rappeller M. de Calonné. Cette persuasion étoit si forte dans une partie du tiers-état, et la consternation qu’elle inspiroit si grande, qu’il y eût plusieurs paris dont j’ai eu connoissance, que les états-généraux seroient dissous avant qu’ils eussent rendu aucune décision. On vouloit toujours que la lenteur des électeurs fût produite par l’influence qu’avoient parmi eux les ennemis de M. Necker.

L’assurance de M. de Mirabeau n’étoit point déconcertée par tout ce bruit: il se contenta de raffermir la confiance de ses souscripteurs, en leur donnant sa parole que son journal paroîtroit toujours en dépit du roi et de son conseil, parce qu’il le mettroit sous la protection des états-généraux.

On prévoyoit si peu à Paris, la marche que cette grande assemblée alloit tenir, qu’on croyoit que chaque ordre se nommeroit un président pour toute la durée de la session, et l’idée qu’on se faisoit des intrigues de M. de Mirabeau alloit jusqu’à persuader à un grand nombre de personnes qu’il parviendroit à obtenir la présidence du tiers-état.

Cet ordre perdit, dès sa septième séance, un de ses membres: la mort enleva M. Heliau, député du Mans. Il fut enterré avec la plus grande pompe au cimetière Saint-Louis. Trois évêques, presque tous les curés, onze nobles, dont trois décorés du cordon rouge, et plusieurs députés des communes assistèrent à ses funérailles.

On voit que les deux premiers ordres ne laissoient échapper aucune occasion de donner des marques d’intérêt au troisième; mais ces égards touchoient peu celui-ci; il vouloit conquérir l’opinion par tête, et dédaignoit tout autre avantage. Il regardoit même comme une sorte de déclaration de guerre, le parti qu’avoit pris la noblesse de se constituer. Quelque célérité qu’elle mît dans son travail, elle étoit toujours divisée. Des querelles même particulières troublèrent l’ordre de ses délibérations. Il s’éleva entre autres des soupçons sur la légalité de la nomination de M. le duc du Châtelet. Ces soupçons se répandirent au-dehors; et ce gentilhomme eut un jour à l’œil-de-bœuf, avec un lieutenant des gardes de M. le comte d’Artois, un démêlé assez vif, et qui fit du bruit. Le lieutenant reprocha à M. du Châtelet, d’avoir répandu de l’argent parmi quelques pauvres officiers malades à l’hôpital de Bar-le-Duc, pour obtenir leurs suffrages, et d’avoir eu, par ces menées, la pluralité des voix. Cette conversation ayant été sue du public, et pouvant produire une impression défavorable à M. du Châtelet, celui-ci voulut obtenir un désaveu du lieutenant qui le refusa formellement, déclarant qu’il ne dissimuloit point en public, les vérités qu’il disoit en particulier. Ce petit démêlé se termina paisiblement; La noblesse ne donna également aucune suite à ses recherches sur la nomination de M. du Châtelet; elle le réputa légalement député. Il fallut bien que le public souscrivît à la décision, et cette aventure se termina par un calembourg, dont le goût n’étoit point encore passé en France: on dit, en jouant sur le mot Barre, que le duc avoit attrapé Bar.

Mais les scènes particulières qui se passoient entre les ecclésiastiques et les nobles intéressoient foiblement: tous les regards étoient fixés sur les communes; elles devoient une réponse à la proposition qui leur avoit été faite par le clergé, de nommer des commissaires qui conféreroient avec les siens et ceux de la noblesse, pour trouver de concert une voie de conciliation. M. Chapellier, avocat et député de Rennes, qui s’est depuis acquis une si grande célébrité, proposa un moyen bien extraordinaire de conciliation; un moyen qui, bien loin d’adoncir les esprits, devoit soulever le peuple. Ce moyen consistoit à publier la déclaration suivante, qu’il avoit rédigée lui-même.

«Les députés des communes de France.... s’étant rendus dans la salle des états, où ils n’ont point trouvé les députés de l’église et de la noblesse, ont appris avec étonnement que les députés de ces deux classes de citoyens, au lieu de s’unir avec les représentans des communes, se sont retirés dans des appartemens particuliers; ils les ont attendu pendant plusieurs heures, et tous les jours suivans. Quelques-uns des députés des communes s’étant fait instruire du lieu où étoient les députés de l’église et de la noblesse, ont été leur représenter que, par leur retardement à se rendre dans la salle générale, ils suspendoient toutes les opérations que le peuple francois attend des dépositaires de sa confiance; que les communes ont vu avec regret que les députés de l’église et de la noblesse n’ont pas encore déféré à cet avertissement; que le cierge et la noblesse ont envoyé des députations au corps national, auquel ils devoient se réunir, et sans lequel ils ne peuvent faire rien de légal; qu’ils ont nommé des commissaires pour aviser avec d’autres, et délibérer entr’eux; que les représentans du peuple ne doivent pas s’abandonner à des moyens conciliatoires qui ne peuvent être discutés et délibérés qu’en commun, dans l’assemblée des états-généraux; que la noblesse a ouvert un registre particulier, pris des délibérations, vérifié des pouvoirs, établi des systêmes; que cette vérification partielle ne suffisoit pas pour constater la régularité des procurations.»

«Les députés des communes déclarent qu’ils ne reconnoîtront pour représentans légaux que ceux dont les pouvoirs auront été examinés par des commissaires nommés dans l’assemblée générale, par tous ceux appellés à la composer, parce qu’il importe au corps de la nation, comme aux corps privilégiés, de connoître et de juger la validité des procurations des deputés qui se présentent, chaque député appartenant à l’assemblée générale, et ne pouvant recevoir que d’elle seule la sanction qui le constitue membre des états-généraux; que l’esprit public étant le premier besoin de l’assemblée nationale, et la délibération commune pouvant seule l’établir, ils ne consentiront pas que par des arrêtés particuliers des chambres séparées, on porte atteinte au grand principe, qu un député n’est plus, après l’ouverture des ètats-généraux, le député d’un ordre ou d’une province, mais que tous sont les représentans de la nation, principe qui doit être accueilli avec enthousiasme par les députés des classes privilégiées, puisqu’il aggrandit leurs fonctions. Les députés des communes invitent donc et interpellent les députés de l’église et de la noblesse à se réunir dans la salle des états où ils sont attendus depuis dix jours, et à les former en états-généraux, peur vérifier les pouvoirs de tous les représentans de la nation. Ils invitent ceux qui ont reçu l’ordre spécial de délibérer en commun, et ceux qui, libres de suivre cette patriotique opinion, l’ont déjà manifestée, à donner l’exemple à leurs collègues, et à venir prendre la place qui leur est destinée; c’est dans cette réunion de tous les sentimens, de toutes les opinions, que sont fixés, sur les principes de la raison et de l’équité, les droits de tous les citoyens. Il en coute à tous les députés des communes de penser que depuis dix jours, on n’a pas encore commencé les travaux qui assureront le bonheur public et la splendeur de l’état; qu’on n’a pu porter à un roi bienfaisant le tribut d’hommage et de reconnoissance que lui méritent l’amour qu’il a témoigné pour ses sujets, et la justice qu’il leur a rendue; que ceux qui pourroient retarder l’accomplissement des devoirs si importans, en sont comptables envers la nation. Les députés des communes arrêtent que la présente déclaration sera remise aux députés de l’église et de la noblesse, pour leur rappeller les obligations que leur impose leur qualité de représentans nationaux.

C’étoit donc moins une invitation amicale, qu’une interpellation hautaine, que M. Chapelier vouloit qu’on fît aux deux premiers ordres. Quel effet pouvoit-elle produire? Il étoit naturel de croire qu’elle souleveront le peuple, déja trop injuste envers le clergé etla noblesse. Les esprits, dans ces deux ordres, ne pouvoient qu’en être aigris. Ils proposoient des voies de conciliation; ils n en refusoient aucune, et on exigeoit, avec empire, qu’ils se rendissent à discrétion.

Ils devoient d’autant plus se tenir en garde contre ce manifeste, qu’on y faisoit annoncer au tiers-état des prétentions qui devoient naturellement effrayer ceux qui n’étoient pas de cet ordre. Il avoit déjà changé sa première dénomination: il s’étoit donné le nom de communes de France; aujourd’hui il se disoit corps de la nation, corps national; ses membres se qualifioient de représentans du peuple. Qu’annonçoit aux deux autres ordres ce langage? Peut-il y avoir d’ autre corps de la nation, d’ autre corps national que la nation elle-même? Supposez-là de vingt-quatre millions d’individus; la voilà toute entière, voilà le corps de la nation, le corps national. Supposez d’un côté vingt-trois millions, si vous voulez d’individus, et de l’autre un million seulement; je vois là deux parties, mais je ne vois pas un tout. Une de ces deux parties, ne peut pas plus se dire corps de la nation que l’autre; car il n’est pas de corps, sans la réunion des membres qui le constituent tel. Que vouloit dire encore cette prétention de se croire les représentans du peuple? De quoi étoit composé le peuple françois à l’époque du mois de mai3789? D’ecclésiastiques, de nobles, de roturiers. Ceux-ci étoient-ils donc aussi députés par le clergé et par la noblesse?

Les représentans du tiers-état, en annonçant qu’ils étoient ceux du peuple, qu’ils formoient le corps national, le corps de la nation, annonçoient même que le clergé et la noblesse ne faisoient point partie du peuple françois, n’étoient point membres du corps national. Il étoit bien naturel que de telles prétentions donnassent à penser à ceux qu’elles retranchoient de l’aggrégation sociale, à laquelle ils tenoient par leurs propriétés, et une existence de quatorze siècles.

Tout ce qui, dans cette déclaration, concernoit la représentation nationale, n’étoit pas moins erroné: les députés aux états-généraux étoient représentans nationaux, pris collectivement, mais non individuellement. M. Chapelier étoit député du tiers-état de Rennes, mais non de celui de Marseille, qui, très-certainement, n’avoit pas songé à lui confier ses intérêts, à le charger d’aucun pouvoir. Il étoit donc un des députés, mais non le député de la nation. L’assemblée des états-généraux étoit bien l’assemblée des représentans du royaume; mais chaque membre, en particulier, ne représentoit que la portion du royaume dont il avoit la procuration. C’étoit la réunion de tous ces députés particuliers, qui composoit le corps des représentans de la nation.

Dès le premier pas donc de sa carrière, M. Chapelier, ou s’égaroit, ou vouloit égarer ses co-députés. Il n’apportoit aux états-généraux d’autres connoissances que celles du barreau; mais doué d’une grande facilité à parler, il s’est laissé séduire lui-même par cet avantage; accoutumé à recueillir, sur quelque matière qu’il parlât, les applaudissemens de son parti, il a négligé de les mériter par des études dont d’ailleurs son caractère, et son goût pour des plaisirs incompatibles avec l’assiduité au travail, le rendent incapable. S’il eut été membre de la minorité, il n’eût pas seulement été remarqué; mais son zèle à servir la cause de la majorité, à en outrer même les principes, lui ont fait la réputation d’avoir de grandes lumières sur la législation, quoiqu’il n’ait pas les premiers élémens de cette science, et il passe pour un des plus grands orateurs de l’assemblée nationale, quoique réellement il n’en ait pas même les qualités extérieures; son maintien est sans dignité, son geste sans noblesse, et la foiblesse de sa vue, qui l’oblige pendant ses harangues à s’aider de lunettes, rend son regard désagréable.

Il erroit de toute manière dans sa déclaration: il ne convient pas même à un ennemi de fermer l’oreille aux propositions de paix. Si ces propositions eussent été présentées par le tiers-état aux deux ordres, et que ceux-ci eussent refusé de les écouter, qu’eût dit M. Chapellier. Il conseilloit à ceux que leurs cahiers laissoient le choix de l’opinion par ordre ou par tête, de se réunir au tiers-état; mais quelle réponse faisoit-il à ceux qui avoient le mandement exprès de l’opinion par ordre? Aucune. C’est ainsi qu’au barreau, des avocats plus jaloux de parler que d’éclairer, répondent à tout, excepté à la principale difficulte. Celle-ci cependant valoit bien la peine d’être discutée et éclaircie.

Quel étoit d’ailleurs, dans ce moment, le véritable but des communes? Le clergé et la noblesse pouvoient-ils se dissimuler qu’elles en vouloient venir à l’opinion par tête? Etoit-il juste d’exiger que leurs députés abandonnassent, sans stipulations préalables, la distinction politique des ordres. N’avoient-ils pas d’excellentes raisons à opposer? N’avoient-ils pas aussi des instructions, des mandats, des intérêts légitimes à défendre?

14. La déclaration cependant de M. Cbapellier fit la plus grande sensation, et causa une joie presque universelle dans l’assemblée. M. Malouet lui en opposa une que je recueille précieusement, parce que ce sont les premières paroles qu’il a proférées sur un théâtre où il s’est toujours montré digne de l’estime publique. Juste, modéré, calme au sein des plus grandes tempêtes, sous le glaive même des assassins, il plaint les erreurs, épargne les personnes, mais il ne compose jamais avec le crime. Lorsqu’il le combat, ses traits sont brûlans, il s’élève à la hauteur de Démosthêne. Jeune encore, il n’est pas d’homme qui puisse lui être comparé pour l’étendue du savoir. Il possède plusieurs langues vivantes et mortes. Ses connoissaaces en géographie, en histoire, en législation, en économie politique, vont aussi loin qu’elles peuvent aller. Son esprit n’est étranger à aucun des beaux-arts, à aucune science utile; il s’est enrichi de tous les trésors de la littérature ancienne et moderne, et a sondé les profondeurs de la haute géométrie. Cette multiplicité de connoissances étonne, elles se sont cependant classées dans sa mémoire, sans confusion, parce que l’ordre qu’il met dans toute sa conduite, qui dans ses discours, dans ses écrits, enchaîne toutes ses pensées, préside à ses études. Son application au travail est infatigable; il partage ses journées entières entre les séances de l’assemblée nationale, et celles dans différens comités; et cependant il trouve encore le tems de se livrer aux occupations du cabinet. Lisez ses ouvrages, pas une idée fausse, pas un mot qui ne soit l’expression propre. Son style est concis sans sécheresse, orné sans profusion; ses dissertations sont savantes et lumineuses; il les plie sans effort aux règles du raisonnement. Entendez-le dans la tribune, c’est toujours une vérité utile qu’il y vient présenter, c’est toujours celle qu’il faut adopter dans la conjoncture où il parle. Les murmures éclatent autour de lui, de grossières invectives se mêlent à de bruyantes menaces; la foudre gronde sur sa tête, il est impassible comme doit être un législateur. Son front est calme, le sourire est sur ses lèvres, non celui du dédain, mais celui de l’indulgence: c’est l’aine de Socrate dans le corps de Démosthène.

Ce sont toutes ces qualités réunies qui me portent à regarder M. Malouet comme le plus grand homme de la législature actuelle, quoique je sois bien éloigné d’admettre tous ses principes; et lorsque l’occasion se présentera pour moi de les examiner; mon estime pour lui ne m’aveuglera point, il n’aura pas de censeur plus rigide.

La déclaration qu’il opposa à celle de M. Chapellier auroit dû donner déjà une idée avantageuse de la sagesse de ses conseils. La voici en son entier:

«Les députés des communes apprenant, par les arrêtés de la noblesse, qu’ils se sont constitués en ordre, et qu’il ont nommé des commissaires conciliateurs, présumant que l’intention de MM. de la noblesse est de consentir à une vérification commune des pouvoirs respectifs, ou que les commissaires conciliateurs ont une mission inconnue aux députés des communes; dans tous les cas, l’assemblée non constituée desdits députés, ne pouvant arrêter qu’en conférence en vœu commun, a résolu de manifester et de rendre compte à la nation et au roi, ainsi qu’il suit: »

«Nous députés des communes, profondément pénétrés des obligations que nous avons contractées envers la nation, et désirant avec ardeur les remplir religieusement, déclarons que notre mission aux états-généraux est de concourir de toutes nos forces à asseoir, sur des fondemens inébranlables, la constitution et la puissance de l’empire françois, de telle sorte que les droits du trône et de la nation, l’autorité stable du gouvernement, la propriété et la liberté individuelle soient assurés de toute la protection des lois et de la force publique. Pour parvenir à cette fin, nous desirons vivement nous réunir à nos co-députés du clergé et de la noblesse, et soumettre aux états-généraux la vérification de nos pouvoirs respectifss».

«Assemblés chaque jour depuis le5mai dans la salle des états, nous avons invité avec instance, et nous réitérons notre invitation à MM. du clergé et de la noblesse, de venir y prendre séance, pour procéder à cette vérification. Nous espérons de leur patriotisme et de toutes les obligations qui leur sont communes avec nous, qu’ils ne différeront pas plus long-tems à mettre en activité l’assemblée nationale; nous demandons en conséquence, et nous acceptons les conférences qui ont pour but cet objet, et nous sommes d’autant plus impatiens d’en accélérer le moment, qu’indépendamment des travaux importans qui doivent nous occuper, nous sommes affligés de n’avoir pu rendre encore au roi, par une députation des états-généraux, les remerciemens respectueux et les hommages de la nation; nous déclarons formellement être dans l’intention de respecter et de n’avoir aucun droit d’attaquer les propriétés et les prérogatives honorifiques du clergé et de la noblesse.»

«Nous sommes également convaincus que leur prétention d’ordre ne mettra aucun obstacle à l’activité des états-généraux. Nous ne nous croyons pas permis d’avoir aucune disposition irritante, aucun principe exclusif de réunion et d’une parfaite conciliation entre les différens membres des états. Notre intention est d’adopter tous les moyens qui nous conduiront sûrement à une solide constitution, qui rendra à la nation l’exercice de ses droits, l’assurance d’une liberté légale et de la paix publique, car tel est notre devoir et notre serment.».

Les membres de l’assemblée qui ne connoissoient point encore l’existence d’un plan de révolution, qui ne savoient pas que dans ce plan, la première de toutes les conquêtes à faire, étoit la double représentation, et la seconde, l’opinion par tête, ne virent que justice et sagesse dans cette déclaration; ils trouvoient très-raisonnable que le clergé et la noblesse devant naturellement avoir des inquiétudes sur les suites de la démarche qu’on exigeoit d’eux, fussent rassurés par la promesse formelle de ne point attaquer leurs propriétés et leurs prérogatives honorifiques.

Le projet de M. Malouet produisit donc un tel effet sur l’esprit de la majorité de l’assemblée, qu’il se fit un mouvement favorable qui déceloit l’intention de l’adopter. Les conspirateurs s’en apperçurent, ils en frémirent. L’un d’eux dit: La proposition de M. Malouet va passer!Empêchons cela, répond un autre.–Faites courir dans les bancs, dit un troisième, que c’est un homme vendu à la cour. La commission fut faite sur-le-champ et avec succès. On ne décida rien sur cette déclaration dans cette séance, et dès le lendemain il se trouva à la porte de la salle, des porteurs de chaise, qui assurèrent qu’ils portoient tous les soirs M. Malouet chez madame de Polignac; ils le certifièrent aux propres gens de M. Malouet.

15. M. Rabaud-de-Saint-Etienne, ministre protestant, mieux instruit que M. Malouet de la manière dont devoit s’opérer la révolution, ne voulut point de déclaration; il demanda qu’il fût nommé et choisi seize commissaires pour conférer avec ceux du clergé et de la noblesse (chacun de ces deux ordres en avoit nommé huit.) et préparer la réunion de tous les députés dans la salle commune, sans que cette démarche, ajouta M. Rabaud, puisse faire présumer que le troisième ordre se désiste du principe d’opiner par tète, et de l’indivisibilité des états-généraux.

Cette clause impérative rendoit toute négociation inutile. La conférence n’avoit d’autre objet que de maintenir le clergé et la noblesse, dans la possession du droit de l’opinion par ordre. Les pourparlers devenoient inutiles, dès qu’on établissoit pour principe, que ce droit seroit aboli. D’après cette menace, il ne restoit d’autre parti à prendre aux deux premiers ordres, que de considérer si l’opinion par tête pouvoit se concilier avec leur serment, avec leurs privilèges essentiels, avec les principes constitutionnels de la monarchie. On devoit s’attendre qu’une telle menace venant à la suite du refus qu’avoit fait le tiers état, de déclarer, sur la demande de M. Malouet, qu’il n’entendoit point porter atteinte aux propriétés et aux priviléges du clergé et de la noblesse, ces deux ordres appercevroient toute la profondeur de l’abîme où on vouloit les engloutir.

La motion de M. Rabaud fit oublier celle de M. Malouet, et il ne fut plus question que d’opter entre la dernière et celle de M. Chapellier qui ne vouloit point de conciliation, et demandoit qu’on se constituât sur-le-champ.

La majorité de l’assemblée se divisa donc en deux partis, dont l’un adopta l’opinion de M. Rabaud, et l’autre celle de M. Chapellier; le premier fut le plus nombreux. On y remarqua entr’autrès MM. Thouret, député de Rouen, Barnave, député de Grenoble, et Boissy, député de la sénéchaussée d’Annonay. Ce dernier fit une longue motion, dans laquelle il se montra assez instruit des événemens qui se préparoient. Elle contenoit ces prédictions.

«Il faudra bien que nous nous arrêtions tôt ou tard aux partis vigoureux et fermes... Il viendra bientôt ce jour où vous vous constituerez, non pas en ordre séparé, non pas en chambre du tiers-état, mais en assemblée nationale... Il viendra ce jour où vous vous rappellerez que les prières du peuple sont des ordres; que ses doléances sont des lois, et qu’il est réellement la nation, tandis que les autres ordres rien sont que les dépendances Vous avez pour vous la raison et la force... Ceux qui ont un pouvoir étendu, ont aussi l’avantage de retarder l’instant où ils doivent le déployer.... Marchons pas à pas, avancons-assez doucement pour n’être jamais forcés de rétrograder».

17et18. Quel prophète fût mieux inspiré que M. Boissy? Ce n’est donc pas sa faute si le clergé et la noblesse ont manqué de prévoyance. Ses prédictions n’allarmèrent ni l’un ni l’autre ordre. Dans le second, la majorité procédoit avec sécurité à la réforme des abus; mais la minorité intriguoit. Dans le premier, plusieurs curés ayant à leur tête le prévôt d’Ainay de Lyon, demandèrent qu’on se réunit sur le champ au troisième ordre; mais ils se rendirent à la considération que par une telle précipitation, on manqueroit de déférence pour la noblesse et pour le tiers-état, et que puisque le clergé avoit lui-même sollicité des commissaires, il lui conyenoit d’attendre leur nomination, leur rapport et l’issue de leur mission.

Le ton que prenoit le tiers-état, les autres projets qu’il annonçoit, n’inquiétoient pas plus la cour, qu’ils n’intimidoient les deux premiers ordres. Elle n’avoit d’autre sollicitude que de donner des marques d’intérêt à tous les députés, et d’aller au-devant de leurs désirs. La reine ordonna que le château et les jardins du petit Trianon leur fussent ouvert tous les dimanches et toutes les fêtes. Le roi fit ouvrir pour eux tous les spectacles de la cour, et voulut que les acteurs de Paris vinssent jouer alternativement.

La plupart des députés du tiers-état reçurent ces témoignages de bonté avec indifférence; quelques-uns même en murmurèrent hautement; ils dirent et firent répéter par les journalistes qui leur étoient dévoues, que c’étoient là des dépenses qu’il falloit retrancher, et on ajoutoit: les représentans de la nation, ne peuvent goûter aucun plaisir, quand la patrie est en souffrance.

19Il fut enfin décidé qu’on se rendroit à l’invitation du clergé; on nomma des commissaires à qui on enjoignit expressement de ne point agiter dans les conférences, la question de l’opinion par tête; ils eurent ordre aussi d’écrire la relation de la conférence, par forme de procès-verbal.

Voici les noms de ces seize commissaires qu’on ne pouvoit pas nommer conciliateurs, puisque le silence leur étoit prescrit sur le seul article qui sollicitoit une négociation: MM. Rabaud de Saint-Etienne, Chapellier, Mounier, d’Ailly, Viguier, Thouret; Redon, Salomon, Dupont, Milton, le Grand, Bergasse, de Volnay, Gara, Barnave et Target, qui ayant été nommé député par la vicomte de Paris, s’étoit déchargé sur M. Camus des fonctions de sa présidence des électeurs de la capitale, et s’étoit hâté de venir joindre ses co-députés aux états-généraux.

Ainsi se terminèrent les débats sur l’ouverture faite par le cierge. L’histoire de la conférence qui la suivit, présente des détails encore plus intéressans, et montre mieux la route que s’étoient tracée d’avance, les principaux chefs de la révolution.

Histoire de la Révolution de France et de l'Assemblée nationale

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